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Et dans la suite de l’article la transcription de l’épisode (à noter que le texte à télécharger a une mise en page plus claire, avec notamment un code couleurs et un texte aligné). N’hésitez pas à intervenir dans les commentaires pour évoquer votre expérience !
S02E04 : Ecrire l’idéologie, partie 2
(Transcription : Symphonie ; Relecture et corrections : Plokie)
Vous écoutez Procrastination, Saison 2 Épisode 4 : Écrire l’idéologie, Partie 2/2
Podcast sur l’écriture en 15 minutes.
Parce que vous avez autre chose à faire.
Et qu’on n’a pas la science infuse.
Avec les voix de : Mélanie Fazi, Laurent Genefort, et Lionel Davoust.
Mélanie Fazi : Alors, moi je voulais revenir un petit peu en arrière sur ce que tu disais sur la question des représentations et justement de conscience des privilèges, etc. C’est une question sur laquelle j’ai énormément réfléchi ces derniers temps, qui est à la fois passionnante et un peu intimidante quand on commence à réfléchir à ce qu’on écrit et à s’interroger sur la portée. Des fois c’est un peu paralysant en même temps parce qu’on se retrouve avec la peur de mal faire.
Il y a plusieurs choses qui m’ont intéressée de ce point de vue, j’ai vu passer pas mal de réflexions sur ça, je n’ai plus les exemples en tête, mais je pensais notamment à un article qui s’amusait à caricaturer la représentation de personnages Africains ou Asiatiques avec tous les clichés exotiques utilisés en fiction. Il y a des articles très drôles qui s’amusaient à décrire des personnages totalement blancs, hétéros, le personnage le plus « normatif » possible, avec le même genre de clichés et c’était à hurler de rire. Et justement, ça permet de prendre conscience qu’en plus, il y a un certain nombre de représentations, et un certain nombre d’habitudes qu’on a en fiction, qui à un moment donné étaient acceptées, et dont on se rend compte que c’était quand même un peu limite. Et prendre conscience de ça dans sa propre écriture, c’est intéressant.
Moi j’avais réfléchi à un moment donné – pour un texte en particulier – sur la façon dont la vision de l’homosexualité et sa représentation a évolué. À une époque, on était quand même beaucoup dans quelque chose qui était de l’ordre de la caricature, et les personnages étaient vraiment vécus comme extrêmement différents. Il y a un cheminement énorme qui a été fait dans les esprits à ce niveau-là. Il y a un texte où je me suis forcée à y réfléchir consciemment, en mettant en scène un couple d’hommes. Je mentionne un évènement homophobe qui a lieu à un moment donné, mais par ailleurs je parle d’un couple, il se trouve que ce sont deux hommes, et voilà, on n’insiste pas.
Je trouve que réfléchir justement à ça, c’est un peu contribuer à cette évolution des esprits. Et c’est ce qui fait qu’à un moment donné des choses qui étaient considérées hors normes sont en train d’entrer dans les esprits, et ça peut passer par ça. Ça ne passe pas nécessairement forcément par de grands discours, ça peut passer par des petits détails.
Laurent Genefort : Oui, je suis tout à fait d’accord avec toi, et j’ai à peu près le même comportement. Moi, ça m’interroge, le risque, c’est de tomber dans le politiquement correct.
Lionel Davoust : Oui.
MF : C’est le piège, oui.
LG : Le piège, c’est d’essayer de contenter tout le monde. Moi, personnellement, j’essaie de ne pas penser au lecteur quand j’écris quelque chose. En revanche, comme tu disais en fait, c’est dans le récit lui-même. Pendant longtemps, et encore maintenant, dans les films américains par exemple, les femmes n’avortent quasiment jamais. C’est très rarement une option, et quand c’est une option, elles changent d’avis au dernier moment. C’est souvent le cas, encore aujourd’hui. Il a fallu les séries, et la liberté accordée aux scénaristes femmes dans les séries, pour que ça commence à évoluer. Mais pendant très longtemps, jusqu’à très récemment, ça n’était même pas évoqué… On était dans un tabou réel, c’est-à-dire qu’on était dans la situation « une femme voulait un enfant », point barre. La possibilité même d’avorter, c’était juste pas possible. Il faut vraiment essayer de garder l’éventail des situations.
En fait, l’idéologie, pour moi, ça restreint. L’idéologie, elle devient contraignante quand elle va restreindre l’éventail des possibilités narratives.
MF : Par contre je voulais juste rebondir. Je suis totalement d’accord avec ce que tu viens de dire. Quand je mène cette réflexion dont je viens de parler, moi je ne pense pas aux lecteurs en me disant « est-ce que les lecteurs vont être furieux parce que ceci cela ? », je me questionne sur mon propre regard et sur ma vision du monde que je suis en train de véhiculer. Et finalement sur mes propres pensées, quelque part. Ce n’est pas du tout essayer de contenter tout le monde, c’est me poser la question de ce qui est en train de se jouer.
LG : Moi je trouve aussi que l’idéologie – c’est pour ça que je ne suis pas braqué contre – ça peut être au contraire fructueux d’avoir un point de vue réel. Pour donner un exemple personnel, j’ai écrit Point chaud, qui est une fiction sur une invasion extra-terrestre qui n’en est pas vraiment une. La Terre se retrouve submergée d’aliens. Ça a été écrit en réaction à une autre fiction qui était Stargate, et d’autres fictions américaines. C’est une réaction par rapport à un point de vue idéologique qui est que « l’ouverture sur d’autres mondes est toujours une menace ». Et c’est le cas dans Stargate, c’est le cas de beaucoup de fictions de Science-Fiction, que ce soit littéraire, télé, ou cinématographique. On a eu toute une vague qui était « l’ère Bush » grosso modo, et aussi « l’ère Trump » – mais surtout l’ère Bush – on a eu toute une vague de récits d’invasions aliens. Et moi je m’étais dit « comment une idéologie impacte à ce point la fiction ? ».
Par exemple, Stargate, c’est un point de vue intéressant, parce qu’on était dans une idéologie qui structurait un dispositif Science-Fictionnel. Stargate c’est un réseau de trous de ver qui est découvert par des militaires, qui est tenu sous boisseau, et on va avoir l’exploration de plein de mondes, des centaines de mondes, dirigée par des militaires. Ce qui est intéressant, c’est qu’en dehors de l’aspect militaire, c’était une fiction fondamentalement militariste dans le sens où le dispositif de ces portails était lui-même militariste. C’est-à-dire que ça mettait en contact direct des mondes qui étaient de niveaux civilisationnels complètement différents. Grosso modo, c’était une sorte de mondialisation militariste, ça abolissait toutes les distances… C’était un générateur d’empires et de guerres perpétuelles en fait, ce réseau de portes.
Et donc en réaction, je me suis dit que ça appauvrissait cette figure de l’autre, cette figure de l’extra-terrestre. On était constamment dans des relations de pouvoir, de diplomatie, ou de guerre ouverte. Ce n’était que des histoires de pouvoir et pour moi ça appauvrissait la figure de l’autre. Donc je me suis dit : comment imaginer un dispositif science-fictionnel qui empêche ça ? J’ai donc imaginé tout un réseau qui ne fonctionnait pas de la même manière. Il ne met pas en relation directe les peuples les uns avec les autres. Par exemple, ce sont des portails qui sont à sens unique, donc on ne peut pas repasser dans l’autre sens, il faut passer par d’autres portes. Des fois, il faut faire 2-3 trajets différents pour revenir à son point de départ. Il y a aussi le fait qu’on ne puisse pas passer beaucoup de tonnages, beaucoup de matières en une seule fois, donc on ne peut pas amasser d’armée par exemple. En fait, j’ai coupé la possibilité d’envahir un autre monde, et du coup, ça restituait le fait que ce qui passe par ces portes, ce ne sont pas des technologies ou des armées, mais des individus. Et du coup, les extra-terrestres qui passaient ces portes redevenaient des explorateurs, des touristes, des migrants, des pèlerins, etc. Ça restituait la variété des contacts. Pour moi c’était fructueux d’imaginer ça. Donc le point de vue peut être réellement au cœur d’une fiction sans que ce soit chiant forcément.
LD : Oui, tout à fait. Dis donc, c’est une dangereuse idéologie gauchiste, là ce que tu… (rires)
LG : En fait, c’est l’inverse. C’est-à-dire que j’ai essayé de restituer… Parce qu’on peut aussi avoir des envahisseurs, mais on peut avoir autre chose.
LD : Oui, oui, non, je charrie bien sûr.
LG : Ce que je dis, c’est qu’une idéologie, elle devient ennuyeuse dans la fiction quand elle restreint les possibilités.
LD : Je suis tout à fait d’accord, et pour rebondir sur ce que vous disiez notamment sur la représentation simple du couple homosexuel ou du politiquement correct, il y a toujours l’intervention hyper connue de Joss Whedon autour de Buffy. Je crois que c’est un discours assez long, d’un quart d’heure vingt minutes, où il parle de Buffy comme personnage féminin fort. Et je spoile la fin, mais il réagit à la question qu’on lui pose tout le temps : « Pourquoi vous avez créé un personnage féminin fort ? » et la conclusion de son intervention c’est : « Parce que vous continuez à me poser la question sacré bon sang »[1]. Et c’est vrai. Je suis entièrement d’accord. Cette tendance que je trouve absolument détestable presque c’est le côté « bon sauvage », c’est « ah, regardez, j’ai mis quelqu’un de la diversité pour m’assurer… Vous savez vu comme je suis un écrivain progressiste ? ». Les choses peuvent être traitées simplement sans qu’on attire l’attention dessus. Et je pense que si on cherche à faire progresser les choses, ça me paraît beaucoup plus fructueux que de mettre l’accent sur des trucs.
LG : En fait, il y a deux points de vue. Il y a le point de vue révolutionnaire, c’est-à-dire qu’on va amener un personnage… Le premier qui le fait, le premier qui a mis un personnage féminin fort, ça, il fallait le faire. C’est indispensable à un moment de casser des cadres quand ces cadres deviennent tellement étouffants qu’on a l’impression de ne plus pouvoir rien faire.
LD : Tout à fait.
LG : Et il y a la façon progressiste de le faire. Il y a des réformateurs et des révolutionnaires dans la fiction. Les révolutionnaires vont en général fonder des genres, ça va être des trucs parfois radicaux, mais qui vont des fois être salutaires. Et puis des fois, il faut faire le truc par petites touches, les deux sont valides ! Il y a des époques où c’est nécessaire. Et dans les périodes réactionnaires, des périodes de « pensée unique » si on est de droite on va dire, des fois il faut casser les choses. Je ne pense pas qu’il y ait de bonne manière et de mauvaise manière, il y a la manière talentueuse de le faire, déjà. Et un roman talentueux peut casser les codes. Par contre pour casser les codes, il faut avoir beaucoup de talent.
LD : La première série de Star Trek, l’ancienne – qui a des effets spéciaux qui aujourd’hui nous fait pleurer du sang, il y a de très beaux épisodes là-dedans – et ce qui est prodigieux, quand on regarde ça au premier degré, il y une femme noire sur cette passerelle, un Russe sur cette passerelle… Il n’y a rien qui nous choquerait aujourd’hui. À l’époque, quand même, il faut se replacer, on est dans le contexte de la Guerre Froide. On a une femme noire en officier de passerelle alors qu’on est dans un contexte ultra réactionnaire…
LG : Il y avait encore la ségrégation. Les Noirs dans les bus étaient à part, donc c’était très fort.
LD : Et on est dans un contexte de Guerre Froide, et il y a un Russe, et tout le monde bosse normalement là-dedans dans ce contexte-là, et ça ne choque personne. Il faut se replacer dans le contexte.
MF : J’allais dire, je me rappelle l’anecdote de Whoopi Goldberg qui regardait la série quand elle était petite, et qui appelle sa mère et qui s’exclame : « Maman, il y a une dame noire à la télé et elle n’est même pas en train de faire du ménage ! ». Je pense que c’est assez parlant.
LD : Oui, oui, oui. Et Nichelle Nichols avait reçu une lettre de Martin Luther King, la remerciant. Elle avait failli abandonner la série. Mais la remerciant de ce qu’elle faisait.
Pour revenir aussi sur le côté politiquement correct, alors à l’autre opposé du spectre, il ne faut pas tomber dans cette chose-là à mon sens, parce que ça devient une sorte de menotte pour la créativité. Alors, disclaimer, je n’ai pas joué aux jeux, donc je ne sais pas ce que valent les personnages féminins qu’il y a dans ce jeu-là, c’est Final Fantasy XV, où il y a eu beaucoup de réactions. Si ça se trouve, les personnages féminins sont cruches et ne donnent pas du tout une représentation… Si c’est le cas, je m’en excuse. Cela dit la chose qui m’avait un peu surpris, c’est que Final Fantasy XV c’est plus ou moins l’histoire d’un road movie entre potes d’université, donc il n’y a que des mecs. Et ça a pas mal offusqué les gens en disant : « mais où sont passés les personnages féminins là-dedans ? ». Ben c’est l’histoire d’un road movie entre potes. Donc bah, oui, il n’y a pas de nanas parce que c’est un road movie entre potes, de la même façon que ce genre d’histoires, entre bro, quoi. Encore une fois, je n’ai pas joué aux jeux, donc je ne sais pas si la représentation de l’humanité de manière générale va à l’honneur de ladite humanité, mais on peut tout à fait ne pas s’interdire ce genre de choses, si c’est le principe et qu’il s’agit d’étudier ce genre de relations dans ce genre de dynamique sociale.
LG : Et puis en plus, je pense sincèrement qu’il ne faut rien s’interdire, parce qu’on est dans de la fiction donc il n’y a aucun problème. Et, en plus de ça, il faut se dire qu’on ne pourra jamais contenter tout le monde, et peut-être même que plus c’est lisse, plus ça va énerver de gens. Je me souviens par exemple d’un truc qui était très lisse, c’était le film Avatar, où sincèrement… Je crois d’ailleurs qu’il y avait eu une enquête pour demander en fonction des sensibilités politiques, quelle était la liste de vos films ou livres préférés, et en fait Avatar revenait de l’extrême gauche à l’extrême droite. C’était très intéressant. Donc ce n’était pas du tout étonnant que ce film ait fait autant d’entrées. Parce qu’effectivement, il était vraiment, réellement, conçu pour plaire à tout le monde. Et même dans un truc aussi lisse qu’Avatar, il a fallu qu’il y en ait qui râlent parce que Sigourney Weaver, elle fumait. C’était simplement une partie de son personnage, mais voilà.
Ce que je dis c’est que même dans les trucs les plus lisses, il y aura toujours quelqu’un pour remarquer le petit détail qui fera que ça deviendra insupportable pour un pourcentage de spectateurs. Le film devient insupportable parce qu’il y a un personnage qui fume.
LD : Quand on écrit, il y a forcément un moment où on a des critiques négatives. J’ai trouvé ma paix personnelle avec ça, qui est que 20 % de critiques négatives viennent justifier 80 % de critiques positives. Faut que le ratio reste comme ça, si c’est l’inverse en général l’éditeur n’est pas content – et vous non plus. Pour moi, une critique négative quelque part vient justifier le fait qu’on a dit quelque chose qui vaille la peine qu’on soit en désaccord.
LG : En tout cas sur les critiques jugeant l’idéologie, parce que…
LD : Oui, oui.
LG : On est dans ce cadre-là. Parce que du coup, les critiques sur le style et tout, c’est autre chose.
LD : Oui, c’est autre chose.
Du coup on arrive à la fin de notre temps imparti pour cet épisode en deux parties. Une petite citation pour terminer… Je pense que c’est un sujet qui risque de susciter des réactions, donc il est possible qu’on y revienne et qu’on l’aborde sous d’autres angles à l’avenir. Si vous avez des réactions, n’hésitez pas à les laisser sur le fil du forum d’Elbakin qui est dédié au podcast.
Une citation pour terminer ?
LG : Une citation de Ionesco : « Les idéologies nous séparent, les rêves et les angoisses nous rassemblent ».
Jingle : C’était Procrastination, merci de nous avoir suivis. Maintenant assez procrastiné, allez écrire !
[1] Je pense que Lionel Davoust fait référence à ce discours-là « Equality Now Speech » : https://www.youtube.com/watch?v=cYaczoJMRhs&ab_channel=DavidAdams (Symphonie)
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