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Dissensions et avis divergents dans cet épisode de Procrastination ! Qu’est-ce qu’une scène ? À quoi cela peut servir dans la construction d’un récit ? Laurent l’aborde plutôt à travers l’angle de la session d’écriture et de lecture, Lionel par celui de l’édifice narratif, et Mélanie se trouve entre les deux. Finalement, divers angles d’approche pour recouvrir la même réalité ! (Blog de Lionel Davoust)
Et dans la suite de l’article la transcription de l’épisode (à noter que le texte à télécharger a une mise en page plus claire, avec notamment un code couleurs et un texte aligné). N’hésitez pas à intervenir dans les commentaires pour évoquer votre expérience !
S02E14 : Se faire une scène
(Transcription : Symphonie ; Relecture et corrections : Plokie)
Vous écoutez Procrastination, Saison 2 Episode 14 : Se faire une scène.
Podcast sur l’écriture en 15 minutes.
Parce que vous avez autre chose à faire.
Et qu’on n’a pas la science infuse.
Avec les voix de : Mélanie Fazi, Laurent Genefort, et Lionel Davoust.
Lionel Davoust : Écrire un récit, c’est long, surtout si vous écrivez une décalogie, ou même un roman, ou même une nouvelle, et on ne peut pas évidemment, à part dans de très rares situations, écrire et tout créer d’un seul tome. Parfois l’abysse, l’étendue non défrichée qui s’étend devant nous au moment de l’écriture peut être anxiogène. Découper un projet extrêmement vaste en unités plus petites, plus gérables, peut parfois aider, notamment lorsqu’on est sur un projet à long terme. On peut éventuellement appeler ça la scène, mais est-ce que cette notion est bien réelle ? Peut-elle aider ? Y a-t-il une façon de prendre une histoire et de découper ce récit en étapes d’une progression narrative au titre de l’analyse, mais surtout pour ce qui nous intéresse au titre de l’écriture ? Est-ce que la notion de scène existe et qu’est-ce que c’est ?
Laurent Genefort : Alors déjà ce qu’on pourrait peut-être dire c’est qu’un roman se divise en plus ou moins grosses parties qu’on peut peut-être subdiviser. Ça peut se diviser en parties qui seraient les équivalents des actes dans le théâtre classique, qui eux-mêmes se divisent en chapitres. Alors là pour le coup il n’y a pas de logique interne, ça peut être juste finir sur un cliffhanger, ce genre de choses, ça peut être totalement arbitraire. En dessous on retrouve la scène qui est une unité de texte mais de ce qu’on veut, c’est justement l’auteur qui va décider de la nature de la scène. Et la scène elle-même on peut peut-être la diviser en séquences, qui est l’équivalent d’un plan au cinéma, ou un changement de plan au cinéma. Et on peut peut-être descendre jusqu’à la phrase, voire au mot. C’est comme en physique nucléaire, si on commence à chercher les particules élémentaires on peut descendre très bas en réalité.
J’ai l’impression qu’il y a plusieurs types de scènes, mais on peut assimiler une scène à une action par exemple. On va avoir par exemple une scène de combat ou une scène de dispute, donc là c’est clairement identifié, et on va pouvoir éventuellement en faire un chapitre, ou la diviser dans une section, c’est-à-dire faire un saut de paragraphe par exemple pour la séparer du reste du texte – ou pas d’ailleurs, ça va être après le lecteur qui va décider que c’est une scène.
On peut décider qu’une scène s’organise autour d’un thème, par exemple l’enfance d’un personnage, ou juste une unité d’élément du récit, un épisode ou un obstacle qui va surgir devant le héros et ça, ça va faire une scène. C’est très classique, parce que du coup on est dans des catégories de récit qu’on a déjà vues dans un épisode précédent, donc on est dans une unité d’élément de récit, donc là à ce moment-là, le lieu, le temps, le nombre de personnages, va rentrer en compte.
LD : J’approche la notion différemment. Pour moi une scène effectivement c’est une histoire en miniature, et si je reprends ma définition personnelle d’une histoire, c’est quelqu’un qui veut quelque chose et c’est compliqué. C’est le fait que ce soit compliqué qui vaut la peine de raconter, c’est un point d’intérêt de l’histoire quelque part qui vaut la peine d’être narré et pas juste résumé. Une bonne scène pour moi sert plusieurs rôles : elle va permettre aussi de montrer les personnages par l’exemple et ça va être des points, des tournants importants du récit.
Donc pour moi dans une scène il y a toujours l’idée d’évolution de l’histoire, c’est effectivement un peu la brique atomique, mais c’est-à-dire qu’il va y avoir une progression narrative. Ce n’est pas forcément un virage radical, mais il y a quelque chose qui va changer.
Et aussi il y a une notion de conflit derrière, et la notion de conflit – c’est peut-être un épisode à part entière – ce n’est pas nécessairement une scène d’action où A veut casser la figure à B, il y a un enjeu et une incertitude sur l’issue du conflit dont il est question. Un conflit peut être une demande en mariage, et le conflit devient « oh mon dieu j’espère qu’elle va dire oui, comment je vais organiser ça, on a fait ça sur un bateau, il pleut, et en fait c’est raté, est-ce qu’elle va être d’accord ? ». Cette idée de tension narrative plus de virage, pour moi, c’est la brique qui représente la scène.
LG : D’accord… Alors, moi je ne suis pas tout à fait dans cette même optique, pour le coup. On verra après avec Mélanie, parce qu’elle a peut-être une autre…
Mélanie Fazi : En fait, je m’aperçois que je suis d’accord avec vous deux sur un certain nombre d’éléments, après j’ai beaucoup de mal à porter une définition personnelle parce que je me suis aperçue en préparant l’épisode que je ne réfléchis pas tellement à la notion de scène, qui est quelque chose d’assez instinctif. Je sais assez spontanément comment une scène va se construire à l’intérieur d’un texte. Parler d’une brique du récit c’est peut-être davantage une brique du roman, en tout cas d’une manière beaucoup plus importante, que dans une nouvelle qui peut dans l’absolu n’être constituée dans certains cas extrêmes que d’une seule scène. Dans une nouvelle on a tout à fait la possibilité d’avoir une seule scène avec peut-être différentes séquences. J’ai une nouvelle qui s’appelle Elégie[1] qui est un monologue d’un personnage avec une unité de temps, de lieu, etc., avec des allers-retours dans les souvenirs du personnage, donc différentes séquences, mais pour moi c’est une seule scène. Donc je pense que c’est davantage constitutif du roman.
Quand je me suis intéressée au roman, j’ai fait ce découpage en scène de manière un peu mécanique et un peu forcée, donc je n’ai pas nécessairement de recul sur la façon dont ça fonctionne. Mais je suis d’accord en réalité avec vos deux définitions.
LG : Moi j’ai l’impression… C’est pour ça que je suis d’accord avec toi dans le sens où ça peut être une unité d’élément narratif – donc effectivement ce que tu dis, un moment charnière, quelque chose qui va faire avancer le récit, mais… pas toujours. C’est pour ça que pour moi une scène c’est plus une unité d’écriture qu’une unité narrative. Et dans l’unité d’écriture – ou de lecture, du coup – c’est « qu’est-ce qui sort de la scène ». En fait pour moi une scène c’est n’importe quoi avec quelque chose de saillant dedans, c’est quelque chose dont on va se souvenir, par exemple la scène de la douche dans Psychose[2].
LD : Oui.
LG : Même si c’est un élément narratif, ce n’est pas qu’un élément narratif, c’est de l’image avant tout et c’est ce dont on se souvient je trouve.
MF : Il y a une forme d’identité dans une scène.
LG : Voilà, c’est ça, c’est quelque chose qui a une identité presque graphique, quelque chose qui va résonner dans l’imagination et c’est autour de ça que va s’organiser une scène. Alors ça peut être quelque chose qu’on va interpréter comme un truc narratif parce que ça va être un truc narratif, mais pas forcément. Ça peut être : tout à coup un personnage va se révéler comme personnage. C’est pas quelque chose de narratif en réalité, mais tout à coup, ce personnage qui n’était pas intéressant tout à coup, il se met à dire des trucs intéressants et on va se souvenir de la scène pour ça, pour ce qu’il va dire, et même si ce n’est pas intéressant pour l’histoire on s’en fiche, c’est sa scène.
MF : Ça peut être utilisé pour aérer entre deux scènes qui sont plus denses narrativement parlant, mais en même temps on apporte toujours un élément. Pour moi une scène, quelle qu’elle soit, même si elle sert justement à créer une respiration, doit toujours apporter un élément qui fait avancer le personnage ou l’intrigue ou qui apporte un élément d’humour ou autre, mais il faut toujours qu’il y ait quelque chose de nouveau.
LD : Je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que je suis parti sur l’aspect purement mécanique de la narration, mais si une scène ne fait que ça, elle ne fait pas assez de boulot quelque part. Tout doit être polysémique dans la littérature, parce que c’est là qu’on a la complexité et la profondeur qui fait le plaisir de la littérature justement. Donc même une scène de baston la plus basique doit à travers la façon dont les personnages réagissent, dont ça s’organise, dire plus que juste ce qu’il se passe. C’est là que se trouve aussi la portée du récit. Je suis parti peut-être sur l’aspect purement mécanique du truc.
LG : C’est peut-être pour ça qu’on dit qu’une scène doit avoir un début, un milieu et une fin. C’est qu’en fait une scène doit accomplir quelque chose, c’est une manière de le dire.
LD : Oui, tout à fait.
LG : Et cet accomplissement peut-être quelque chose qui n’est pas forcément narratif.
LD : Ah, pfft, ouais, je place vraiment la substantifique moelle de la scène à faire progresser l’histoire et ce n’est pas forcément une progression délirante, la progression peut être par l’illustration. Par exemple… Je pense à cet exemple-là parce qu’il m’est resté, mais dans le bouquin d’Elizabeth Georges Mes secrets d’écrivain – ma mémoire me joue peut-être des tours donc peut-être que je réinvente le truc – mais dans mes souvenirs elle parle de deux personnages. Leur couple c’est un peu compliqué en ce moment parce qu’il y en a un qui enquête sur une affaire qui est un peu dure et tout. Et aussi elle parle de la relation de ce personnage avec saon conjoint/conjointe, je ne sais plus, et la femme est enceinte, et ils peignent la chambre du bébé. Le fait de faire ça permet d’illustrer que ce n’est peut-être pas forcément facile entre eux à travers quelque chose qui est super fort quand même. Et ça pour moi c’est une scène forte, mais il n’y a pas effectivement un changement ou un virage radical, mais ça dit quelque chose, c’est saillant comme tu disais. Mais ça fait évoluer l’histoire en un sens où ça nous montre… On nous montre pas ça juste pour nous dire « tiens pendant ce temps-là à Vera Cruz, voilà ce qu’il se passe », on nous montre ça parce que ça à un sens narratif et ça va dans l’évolution de l’histoire et de tout ce qui environne ce personnage-là. C’est dans ce sens-là que pour moi il y a ce point d’évolution de l’histoire.
LG : Et en même temps par exemple, on a des sortes d’anti-scènes on peut dire, dans Ghost in the Shell le film…
LD : Oui. Le film d’animation ?
LG : Le film d’animation, voilà, le premier, il y en a aussi dans le 2e film d’ailleurs, mais dans le 1er film d’animation il y a des scènes « vides », sans personnages du tout, qui sont des scènes contemplatives, on voit des vues de la ville. C’est une scène, à chaque fois c’est une scène. Il n’y a pas d’histoire et pas de personnages dedans, et pourtant c’est une scène, et ça ne fait pas avancer l’histoire.
LD : Je pourrais arguer – mais c’est peut-être moi qui vois midi à ma porte avec mes outils – je pourrais arguer qu’il y a de la tension et de l’évolution dans cette scène, parce qu’elle se conclut. En fait on voit Motoko Kusanagi qui dérive à travers la ville et il y a des images très fortes. En fait toute la scène parle de l’évolution de l’humanité, du transhumanisme et de la déshumanisation des corps, puisqu’on voit des mannequins en vitrine, elle voit un vol d’oiseau puis c’est un avion qui passe au-dessus de la ville, elle voit des modèles qui lui ressemblent, et tout ça est fait sans paroles. Mais il y a de la tension, on sent le conflit du personnage qui se demande « suis-je réelle ? suis-je mécanique ? ».
LG : Elle finit par se dissoudre elle-même dans la scène, parce qu’on peut ne pas la voir.
LD : Oui, oui, complètement. Ça reflète, un peu comme l’exemple d’Élisabeth Georges, narrativement c’est très fort, il y a un discours dans l’évolution du récit du personnage qui est super fort, il y a une tension narrative, on sent presque le mal-être et le questionnement alors que c’est juste une balade avec de la musique.
LG : Il ne se passe rien, il n’y a pas de dialogue, il n’y a pas d’interaction, mais c’est porteur de sens et ça suffit.
LD : Complètement. Mais alors la tension narrative et l’évolution du récit ne sont pas nécessairement liées au fait qu’il se passe quelque chose, ce qui peut paraître contre-intuitif.
LG : Tout à fait.
MF : On peut avoir des scènes qui sont trompeuses. En vous écoutant définir tout à l’heure, je pensais à une scène… Je l’ai peut-être déjà citée dans un épisode, c’est dans le 2e Harry Potter. On a une scène qui m’a énormément marquée, c’est un dialogue entre les personnages où on apprend que dans ce collège pour sorciers où il y a tout un tas de fantômes et autres, dans les toilettes des filles il y a un fantôme. Sur le moment on se dit « c’est rigolo, c’est un petit élément qui pose l’univers, ça le développe, etc. » et arrivé à la fin du récit on s’aperçoit que ce fantôme des toilettes des filles est un élément crucial de l’intrigue parce qu’au moment où cette jeune fille a été tuée il s’est passé quelque chose d’important, et c’est quelque chose que je trouvais absolument brillant. On donne l’impression qu’on a une respiration, un élément humoristique, et en réalité on est en train de faire faire un bond de géant à l’intrigue. On peut avoir différentes fonctions qui se mélangent de manière un petit peu discrète.
LD : D’où l’importance à nouveau de la polysémie de la scène, la prendre vraiment comme un bloc narratif de base ça revient à ne mettre que le squelette d’une histoire, il manque tout ce qui lui fait son sel, c’est-à-dire personnages, décors, etc.
LG : Mais en tout cas concrètement, moi personnellement les scènes j’essaie de les circonscrire dans des chapitres, quand même, parce que ça me permet d’avoir une sorte d’unité d’écriture au moment où je l’écris. Quand je commence à écrire une scène, j’essaie de l’écrire d’un seul tenant pour garder l’espèce de dynamique d’écriture, je ne m’interromps jamais tant que je n’ai pas terminé ma scène. Quand j’arrête d’écrire pour passer à autre chose, ou parce que j’ai une nouvelle à écrire, je ne m’interromprai jamais au milieu d’une scène par exemple. En revanche, une fois que j’ai terminé mon chapitre je peux faire autre chose. Il y a cette idée aussi d’être immergé dans quelque chose, une scène c’est une unité d’immersion en fait.
MF : C’est un seul bloc, ouais.
LG : C’est une sorte de… C’est réellement un bloc, c’est pour ça qu’en général j’ai une scène par chapitre ou deux à trois scènes par chapitre, mais pas davantage en fait.
LD : Oui.
LG : Je ne sais pas vous, d’ailleurs ?
LD : C’est un peu… En ce moment j’ai des scènes qui peuvent atteindre 30 000-40 000 signes sur des chapitres qui en font parfois 50 000-60 000, c’est-à-dire des 30-40 pages, les scènes peuvent être très longues. Donc là je n’ai pas forcément le choix, ne serait-ce que matériellement, il faut que je m’alimente et que je dorme sinon il n’y a plus de livre. Mais idéalement oui. Alors dans ce cas-là je m’arrêterai à ce que je disais tout à l’heure, je m’arrête à la fin de la séquence, pour le coup. Changement de lieu s’il y a, etc., mais oui, idéalement si je pouvais… C’est un seul et même élan, c’est ce qu’on disait, c’est une unité de narration.
MF : Rien à ajouter sur ça.
LD : Eh bien nous arrivons à la fin du temps imparti. Une citation de Robert Towne[3] qui dit : « La plupart des scènes parlent rarement de leur sujet, on s’aperçoit vite qu’il est puissant d’aborder une situation par la bande ou l’allusion, car rares sont les gens qui se confrontent aux choses de manière frontale ».
Jingle : C’était Procrastination, merci de nous avoir suivis. Maintenant assez procrastiné, allez écrire !
[1] 2001, publiée dans le recueil Serpentine.
[2] Film d’Alfred Hitchcock sorti en 1960.
[3] Scénariste et réalisateur américain.
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