Vous lisez Procrastination : S03E12 – Créer du suspense

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Liste des Episodes transcrits

Des cheveux qui se dressent sur la tête et des ongles qui se rongent jusqu’au bout de la nuit : voici l’effet de suspense qu’un auteur aimerait générer chez son lecteur ! Mais comment procède-t-on ? Pour Lionel, le suspense est un cas particulier de la tension narrative, et le comprendre implique de comprendre surtout d’abord cette dernière. Laurent approuve et renchérit : le suspense est surtout, et avant tout, une sensation qui se crée. Plus technique, Mélanie met l’accent sur la dimension temporelle du suspense, sa mise en place jusqu’à sa résolution ; en cela, c’est aussi, au fond, un élément de connivence et de jeu avec le lecteur. (Blog de Lionel Davoust)

Et dans la suite de l’article la transcription de l’épisode. N’hésitez pas à intervenir dans les commentaires pour évoquer votre expérience !

S03E12 : Créer du suspense

 (Transcription : Symphonie ; Relecture et corrections : Plokie)

Vous écoutez Procrastination, Saison 3 Épisode 12 : Créer du suspense

Podcast sur l’écriture en 15 minutes.

Parce que vous avez autre chose à faire.

Et qu’on n’a pas la science infuse.

Avec les voix de : Mélanie Fazi, Laurent Genefort, et Lionel Davoust.

Lionel Davoust : Alors, je vais lancer la provocation, parce que pour moi, le suspense est un cas particulier de tension narrative, et c’est un phénomène finalement qu’il faut rechercher autant que possible — évidemment en fonction du type de récit qu’on écrit. De manière générale, la tension narrative, c’est un peu ce qui maintient l’intérêt du lecteur, et le suspense est peut-être la version plus aiguisée de ça. Est-ce que mes camarades veulent me crucifier ?

Laurent Genefort : Non, non, pas du tout, c’est aussi ma définition. En fait, c’est quand la tension dramatique supplante les autres émotions, c’est ce qui domine dans le suspense, justement. Le suspense c’est une sensation : la sensation qu’éprouve le lecteur face à une tension. Il y a un genre, le thriller, qui en a fait sa spécialité, comme le livre d’horreur a fait sa spécialité de faire peur.

C’est faire ressentir une tension si extrême que ça en devient la caractéristique principale. Mais, de toute façon, ça, c’était au début, on va dire, mais ce ne lui est pas du tout réservé, n’importe quel livre peut contenir du suspense.

Mélanie Fazi : Je n’ai pas tellement de définition, c’est quelque chose que je n’ai jamais énormément pratiqué en écriture, il me semble en y réfléchissant, je le connais plus en tant que lectrice ou spectatrice. J’ai pensé tout de suite à la définition de Hitchcock dans une interview, il a une formule assez célèbre où il dit : « Dans une scène, on a des personnages autour d’une table ou quelque chose comme ça, d’un seul coup une bombe explose, ça, c’est de la surprise. Si par contre, le spectateur sait depuis le départ que la bombe est là, il va être dans l’attente de savoir si ça va exploser ou non, si les personnages vont s’en rendre compte ou pas, et ça, ça crée un effet de suspense ». Je pense que c’est assez parlant, c’est une citation qu’on retrouve très, très souvent dès qu’il est question de suspense.

LD : Tout à fait. Ça rejoint sur ce que tu disais, Laurent, sur le fait que dans cette scène-là, finalement, les personnages peuvent parler de tout de rien, ce n’est pas ça l’important. L’important, c’est : Mon dieu ! Quand la bombe va-t-elle exploser ? Va-t-elle exploser ? etc. Je crois d’ailleurs que Hitchcock avait dit : « Si jamais on fait exploser la bombe après avoir passé du temps à la montrer, c’est pas bien, parce qu’à ce moment-là le spectateur t’en veut, parce que tu lui fais croire que ça va mal se passer, et le but c’est évidemment qu’on le craigne, mais que ça se finisse bien ». 

MF : Il me semblait justement que le suspense repose beaucoup sur la question d’attente. Alors, effectivement, dans le sens où on pose les éléments et on vous dit : « Regardez ! Il peut se passer ça ». Mais pour moi il y a presque une sorte de connivence avec le lecteur dans la façon dont on va gérer les différents effets, c’est-à-dire la situation de départ et les éléments perturbateurs possibles, la façon dont on va les amener. On lui montre les choses en hors champ que les personnages ne savent pas forcément, et toute l’attention du lecteur va être concentrée sur ça et sur l’attente de savoir est-ce qu’il va se passer ça ou ça, et comment ça va se passer, ou comment le personnage va l’éviter.

LD : Complètement. J’aime beaucoup ce que tu disais Laurent sur le fait que le suspense, c’est le moment où la tension prend le pas sur tout le reste, d’ailleurs on pourrait peut-être définir la notion de tension narrative un peu plus. De façon générale, finalement, on lit parce qu’on veut des réponses à des questions, questions narratives que pose le bouquin : vont-ils s’en sortir ? A va-t-il sortir avec B ? Ou même des questions plus vastes sur la vie, l’univers et le reste[1], que le trajet des personnages va peut-être pouvoir éclairer. Tout l’enchaînement de l’histoire est basé sur des questions — ça rejoint la connivence avec le lecteur dont tu parlais — auxquelles on veut des réponses.

LG : Oui, oui. Je crois qu’il y a deux trucs fondamentaux dans le suspense, c’est la notion de temps, évidemment…

MF : Oui, complètement.

LG : … et la notion d’information. Je suis tout à fait sur cette ligne, puisque le suspense implique un narrateur qui ne soit pas omniscient. Si le narrateur est omniscient, il n’y a plus de suspense. Qu’il ne soit pas omniscient ou qu’il cache sciemment des informations aux protagonistes. Donc si le champ de vision — c’est-à-dire l’information — est total, il ne peut pas y avoir de suspense, je pense. C’est basé sur du hors-champ et c’est pour ça que le lecteur en sait plus que le personnage et sa clairvoyance lui permet de voir le danger avant le personnage, je pense que ça vient de là, fondamentalement. Même si, structurellement, le conflit peut venir de l’intérieur ou de l’extérieur. Le suspense peut venir du surgissement d’un danger inconnu et de l’inconnu tout court, et là ça va générer un suspense basé sur la peur, ou un protagoniste qui va devoir faire un choix difficile, voire impossible. Et là on va avoir un suspense qui n’est pas basé sur la peur, mais sur le dilemme.

LD : Je me disais en préparant que, quand on imagine le suspense, on imagine une forme de pression sur les personnages. C’est ce que tu disais : vont-ils s’en sortir ? ou « Je suis confronté à un dilemme cornélien, qu’est-ce que je vais faire ? », qui est une pression très nette posée sur le personnage, mais ça, c’est la version amplifiée et accentuée des questions de manière globale qui touchent les personnages. Derrière, sur cette question de pression, il y a bien sûr cette notion d’enjeu. La question, le danger, n’est présent que s’il y a un enjeu derrière, mais finalement — et c’est pour ça que quand on parle avec des lecteurs, certains thrillers peuvent s’essouffler un peu vite — il est difficile, à mon avis, de maintenir un enjeu et une pression intéressants à long terme simplement sur la vie du personnage. Est-ce qu’il va s’en sortir ? Est-ce qu’il va mourir ? Au bout d’un moment, on le voit bien dans le cinéma Hollywoodien, on peut avoir mis 15 fois le personnage principal en danger de mort, bon il reste 1 h 30 de film on a compris qu’à moins d’un sacré coup de théâtre, il ne va pas mourir là.

MF : On a tendance à rigoler un peu nerveusement à ce moment-là.

LD : Voilà, c’est ça. Ce qui fait que les questions plus intéressantes vont justement être les questions qui vont être moins tranchées, et là on débouche à mon avis sur la notion de tension narrative au sens large.

MF : Je voulais revenir sur ce que Laurent disait tout à l’heure sur la question du temps. Moi c’est un élément qui me paraissait essentiel dans le suspense, c’est-à-dire — là je me concentre sur le suspense d’une scène — il faut que la scène dure suffisamment longtemps pour qu’on ait le temps de montrer la menace, de montrer les éléments, et de faire monter la tension petit à petit, mais il faut qu’elle sache aussi être assez concise et s’arrêter à temps sinon on finit par s’emmerder. L’effet va s’émousser si on attend, on attend, on attend et qu’il ne se passe toujours rien.

LG : C’est comme une sauce qu’on fait monter, si on essaie de la faire trop monter, comme un soufflé ça retombe. Et justement, allonger artificiellement le délai de résolution, fragmenter et intercaler plein de lignes narratives, c’est très casse-gueule. C’est un des éléments de suspense principaux de beaucoup de séries américaines, comme ça d’intercaler plein de lignes narratives pour finalement repousser la résolution d’une scène. Le risque c’est de tendre trop l’élastique, et donc de lasser le lecteur, comme ça arrive souvent en série où les ficelles apparaissent. S’il y avait un conseil, c’est de ne pas réitérer les mêmes effets. C’est utiliser un effet une fois, parce que dans le suspense, ça ne marche qu’une fois.

MF : Les séries ont tendance — là, je pense au modèle des séries anglophones — à jouer sur deux types de suspense, de plus en plus : on a les arcs de saison, et on a les petites intrigues individuelles, où à chaque fois on a un suspense qui va reposer sur une intrigue résolue à la fin de l’épisode, mais qui en général quand c’est bien fait vont nourrir l’arc principal, et là on a une espèce de suspense de long terme qui s’installe.

LD : Tout à fait. Une autre technique qu’on voit assez fréquemment, dont le cinéma et la télé se sont un peu éloignés, mais dont le jeu vidéo est monstrueusement coupable, c’est essayer de poser des questions narratives qu’on espère intéressantes en balançant du mystère et de l’énigme en permanence, en disant « tu dois aller récupérer l’anachronon, car le sort entier du monde est entre tes mains ! », tu fais « oui, mais c’est quoi l’anachronon ? De quoi tu me parles ? Pourquoi ? Quels sont les enjeux ? Qui sont ces gens ? etc. ». Le jeu vidéo est souvent très coupable de ça, en balançant des formules extrêmement ronflantes pour créer du mystère à moindres frais, mais c’est juste du vide. S’il s’agit de donner des références, Destiny[2], le 1er volet a été lourdement désigné comme coupable de ça, mais au bout d’un moment, ça ne crée pas de mystère, c’est juste du gloubiboulga.

MF : Ça me fait penser à un autre exemple, pour le coup dans une série qui s’appelle 13 reasons why, qui est une série bancale intéressante par certains aspects et vraiment agaçante par d’autres. En gros, un jeune homme récupère des cassettes dans lesquelles une jeune fille qui vient de se suicider accuse une par une des personnes de son entourage. Il y a notamment une gestion du suspense qui est assez pénible, entre le fait qu’on sous-entend que lui-même est sur ces cassettes parce qu’il a fait un truc monstrueux — et quand on découvre ce n’est pas si terrible que ça ce qu’il a fait —, et il a un copain très ténébreux qui est tout le temps à lui dire « mais tu verras quand tu auras écouté ! tu verras quand tu auras écouté ! » avec l’air de celui qui sait tout et qui en fait ne sait rien. La série a des aspects intéressants, mais ça, j’avais trouvé ça grotesque, et ça casse le suspense parce qu’au bout d’un moment ça se voit, quand même.

LD : On peut s’en tirer de temps en temps, pour moi il y a un exemple qui est très bien fait — parmi mes références personnelles — c’est dans la série Babylon 5 l’ambassadeur Kosh qu’on voit très peu, qui balance que des phrases sibyllines, mais on le voit une fois tous les 5 épisodes donc ça passe. On peut le faire de temps en temps, et surtout ce qui est très important, c’est que tout ce qu’il dit a du sens, mais on le comprend après coup.

MF : Ouais, ça, c’est pas mal. Et ce que je voulais ajouter sur l’exemple que je donnais, c’est que c’est bien d’avoir du suspense et de créer une attente, mais il faut que ce qu’il y a derrière soit à la hauteur, sinon ça fait vraiment le soufflé qui retombe — on est très culinaires aujourd’hui.

LG : Oui, tout à fait ! On peut insister sur ce que risque le héros en cas d’échec : sa femme mourra s’il ne trouve pas la clé. Ou augmenter la vulnérabilité du personnage, c’est-à-dire qu’on peut augmenter le danger, mais on peut aussi baisser les capacités du héros (MF : oh oui!), du personnage, et c’est ça qu’ont du mal à faire les jeux vidéo, ça, c’est un des atouts de la littérature, pour le coup, de montrer des failles intérieures…

MF : Ah ! tu peux. Je n’ai pas d’exemples précis qui me viennent, mais je pense que dans les jeux récents…

LG : Je pense aussi à des failles intérieures, pas forcément une capacité physiquement, pas forcément de ne pas pouvoir faire des choses, mais de mal interpréter, ce genre de choses.

MF : Il me semble qu’il y a eu un courant de jeux vidéo… Je pensais à un jeu comme Heavy Rain[3] qui est assez malhonnête par certains aspects, mais qui joue un peu sur ça, mais certains le font.

LD : Certains jeux le font, Amnesia[4] par exemple simule la folie. On est en vue première personne, tu rentres dans une salle, tu reviens sur tes pas, et en fait tu ne reviens pas de l’endroit d’où tu viens, il y a des trucs comme ça…

MF : Sans parler de Silent Hill[5] qui pousse ça très loin.

LG : Tout ce qui sert à augmenter l’incertitude est bon pour le suspense. L’incertitude vient aussi des capacités de nuisance du danger. Quelque chose va arriver, mais on ne sait pas dans quelle mesure ça va impacter le personnage, ça en soit ça crée énormément de stress.

LD : Cette question d’incertitude pour moi elle se rebranche très nettement à la question des enjeux et à la question de l’attachement aux personnages évidemment. On ne se souciera du sort d’un personnage que si on a un peu appris à le connaître, il faut qu’il y ait des ancres et des enjeux qui soient compréhensibles, sinon on se dit « ben oui, pourquoi tu me parles de ce personnage-là ? Pourquoi je suis censé être intéressé ? Pourquoi je suis censé m’en soucier de tout ça ? ».

Au niveau des techniques, on a parlé du temps, on a parlé de l’incertitude…

LG : Alors, sur le temps, on peut dilater le temps. On peut le fragmenter, on peut aussi le dilater… C’est-à-dire qu’on passe d’un résumé à un temps réel, par exemple, ou carrément on le dilate, c’est-à-dire que le temps passe au ralenti on va dire, en utilisant des techniques de flashback, ou en faisant avancer des plots secondaires. Donc on peut jouer avec le temps. Pareil, toujours dans la cuisine, c’est une épice dont il ne faut pas abuser.

MF : Ça me fait penser à ça, j’ai traduit une scène récemment qui est tout un chapitre à la fin d’un roman, donc on arrive vers un final un peu épique, où on a peut-être 7 ou 8 personnages qui vivent la scène en même temps. On a une alternance des points de vue, à chaque fois on passe de l’un à l’autre, et du coup à chaque fois la scène est interrompue, on passe au suivant donc toutes les autres intrigues restent en suspens. Ça fonctionne super bien.

LD : C’est une technique qui est assez connue, on s’en sert souvent en Fantasy chorale.

MF : C’en est[6].

LD : Et dans les récits choraux de manière générale, mais là aussi c’est une question de dosage, c’est tout le jeu avec la tension narrative, de la tension et du relâchement. Je prends un personnage avec un fil narratif, tu le laisses en plan, et en fait le relâchement va passer sur une autre intrigue, et finalement le lecteur te hait parce qu’il voudrait la réponse à la question précédente, mais en fait tu lui fais plaisir parce que tu reviens sur une question qui était restée en suspens… C’est un jeu tacite qui marche bien, la formule est connue, mais elle marche très bien.

LG : Dans Prison Break[7], tu peux te dire que ça peut durer à l’infini, ça devient une sorte de mécanique au bout d’un moment. Il vaut mieux éviter d’abuser, encore une fois.

LD : Oui. Certaines séries aussi — en restant dans le domaine des séries. Il y a une série qui s’en servait extrêmement bien, mais qui presque jouait avec le truc tellement c’était revirement sur revirement, c’était Alias[8], qui au bout d’un moment devenait presque meta et se moquait presque du code, avec des personnages qui changeaient d’allégeance trois fois par épisode, mais ça en devenait presque un jeu.

Sur les questions narratives, en tout cas à mon sens, finalement les questions les moins intéressantes sont les questions fermées en oui ou en non, c’est-à-dire Machin va-t-il survivre ? Ça marche de temps en temps pour donner un point de tension, et on démarre sur le suspense, mais pour moi finalement les questions les plus intéressantes, notamment dans les littératures de l’Imaginaires, c’est : Pourquoi ? C’est-à-dire : qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi ça se passe de cette manière-là ? Comprendre. Et pour moi la question d’après, dans l’intérêt, ça sera comment ? Comment ça va se résoudre ? Finalement le suspense c’est peut-être la partie émergée de l’iceberg de la tension narrative.

Petite citation pour terminer ?

MF : Nous en revenons encore à Alfred Hitchcock, qui décidément à beaucoup dit sur le sujet, et qui nous dit : « Il n’y a pas de terreur dans un coup de fusil, seulement dans son anticipation ».

Jingle : C’était Procrastination, merci de nous avoir suivis. Maintenant, assez procrastiné, allez écrire !


[1] Symphonie : 42.

[2] Jeu vidéo de Science-Fiction sorti en 2014, sur XBOX et PS3 et PS4.

[3] Jeu vidéo thriller sorti en 2010 sur PS3

[4] Jeu vidéo d’horreur psychologique sorti en 2010 sur PC, OS X et Linux.

[5] Symphonie : Si ça vous intéresse, je vous conseille les vidéos de Ratelrock, sur la licence Silent Hill, première vidéo ici => https://www.youtube.com/watch?v=9IqMBtVbXLU

[6] Symphonie : Probablement un des tomes des Archives de Roshar, de Brandon Sanderson.

[7] Série télévisée carcérale diffusée entre 2005 et 2009. 

[8] Série télévisée d’espionnage diffusée entre 2001 et 2006.

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