
Les liens vers l’épisode S03E16 : Script : Télécharger / Audio : Youtube ; Elbakin
Savoir dire non est le grand défi des travailleurs indépendants, et les auteurs ne font pas exception ! Dans cet épisode, il sera davantage question de potentiels refus de corrections éditoriales, mais Mélanie, Laurent et Lionel abordent également l’épineuse question de l’adéquation entre la sensibilité d’un auteur et celle de son directeur d’ouvrage. Laurent rappelle notamment la nature asymétrique de la relation entre auteur et éditeur ; Lionel, après avoir rappelé l’expérience commerciale de ce dernier, soutient toutefois qu’il vaut mieux décliner une offre que l’accepter si elle peut trahir les intentions d’un projet. Mélanie expose la notion centrale de cette négociation artistique : c’est le nom de l’auteur ou du traducteur qui figure sur le livre, et il faut que celui-ci se reconnaisse dans l’œuvre qu’il ou elle présente. (Blog de Lionel Davoust)
Et dans la suite de l’article la transcription de l’épisode. N’hésitez pas à intervenir dans les commentaires pour évoquer votre expérience !
S03E16 : Apprendre à dire non
(Transcription : Symphonie ; Relecture et corrections : Umanimo)
Vous écoutez Procrastination, Saison 3 Épisode 16 : Apprendre à dire non
Podcast sur l’écriture en 15 minutes.
Parce que vous avez autre chose à faire.
Et qu’on n’a pas la science infuse.
Avec les voix de : Mélanie Fazi, Laurent Genefort, et Lionel Davoust.
Lionel Davoust : « Oh, joie ! Super ! J’ai des propositions qui arrivent dans tous les sens, des projets, et puis j’ai plein d’idées, je vais pouvoir publier des trucs, lancer un blog photos et de voyage. J’ai plein de corrections qui arrivent pour le manuscrit que je vais pouvoir publier. Est-ce que je peux faire un tri ? À quoi je peux dire non et comment ? »
Alors, on en parlait en off, Laurent tu disais que refuser un projet et refuser une correction c’est deux questions assez différentes, je ne sais pas si on aura le temps de tout traiter, mais peut-être peut-on commencer par le fait de refuser des corrections. Est-ce que ça se fait ?
Laurent Genefort : Est-ce que ça se fait… Alors, c’est difficile. En préambule, je dirais d’abord que les éditeurs ont appris à dire non, alors pourquoi pas nous ?
LD : Révolution ! [rires]
LG : Disons que, apprendre à dire non… Alors, il faudrait resituer le rapport de force, d’une certaine manière, c’est pour ça que ce n’était pas totalement une boutade, ma première phrase. Il faut se rappeler que le rapport de force entre un éditeur et un auteur est asymétrique. Même si on préfère penser en termes de partenariat – parce que c’est un partenariat, mais c’est un partenariat par rapport au texte –, l’éditeur est à la fois le juge du texte, il va juger le texte et il va le mettre sur le marché, c’est-à-dire qu’il va le faire exister, ça le met en position de supériorité assez écrasante, quand même. Nous ce qu’on a c’est le texte lui-même, ce qui n’est pas rien non plus, puisque sans nous, ça n’existe pas. Entre les deux, il y a le droit concernant l’édition, c’est-à-dire le droit d’auteur, tout ça, la loi, et le contrat. C’est ça le rapport de force entre l’auteur et l’éditeur, il est là. Le background une fois posé, est-ce qu’on peut dire non ? Oui, on peut toujours dire non, si on est incapable de produire le texte, par exemple.
LD : En fait, j’avais un peu lié les deux, parce que ça m’est arrivé une ou deux fois d’avoir de jeunes auteurs qui viennent me voir en me disant : « j’ai soumis un manuscrit à un éditeur, l’éditeur est intéressé, mais me demande un certain nombre de corrections en profondeur, qui sont telle et telle choses, et je ne suis pas sûr de sentir le bouquin comme ça, qu’est-ce que je fais ? ».
Pour moi, de manière générale, oui on peut dire non à une correction, il faut faire attention, notamment quand on commence, parce qu’on peut avoir une légère tendance à… Ce qui en général vient d’un manque d’assurance, et c’est normal, parce qu’on démarre et qu’on ne sait pas exactement trop où on se place, on est toujours en train de former son jugement esthétique, on le forme toute sa vie. Mais il est en général mal vu de discuter la moindre virgule, c’est un peu la tarte à la crème de l’auteur qui ne veut rien changer. Comme tu le disais Laurent, pour compléter sur la position de supériorité de l’éditeur, l’éditeur a aussi une vision du marché, du lectorat, de ce qu’il se fait, qui est plus aiguisée qu’un auteur qui commence, en général. Et donc certaines choses auxquelles on peut éventuellement tenir, si c’est du détail de style, ce n’est peut-être pas forcément la peine de se battre là-dessus. D’ailleurs, Scott Fitzgerald disait « kill all your darlings » : tuez tous vos chéris, c’est pas forcément idéal de s’accrocher à la moindre chose parce qu’on est dans l’art, oui, mais on est aussi avec un côté commercial, et il faut savoir négocier et se [pas compris] dans la correction.
Mélanie Fazi : Cas de figure, c’est un petit aparté qui est limité hors sujet, j’ai eu un cas sur une traduction où j’ai refusé les corrections, parce que je travaillais en binôme avec un correcteur vraiment excellent sur un auteur pour un éditeur, on avait vraiment une mécanique qui roulait bien. À un moment donné sur un livre en particulier, on m’avait changé… on ne me l’a pas dit, mais je l’ai senti tout de suite, la personne qui corrigeait n’était pas la même. Et je me suis retrouvée avec des corrections où on m’a changé des mots qui, je suis allée vérifier, n’étaient pas des erreurs, je ne comprenais pas où était l’erreur, mais on m’avait remplacé des mots assez ordinaires parce que le style s’y prêtait, par des choses extrêmement recherchées, voire carrément pompeuses, qui n’étaient pas du tout dans le style. Donc on râle sur une, deux, trois corrections, au bout de 20 ou 30, j’ai écrit au service correction en disant vraiment très poliment : « je suis désolée, je ne fais pas ça d’habitude, mais on a un gros problème et je vais vous expliquer pourquoi », mais j’ai fait ça une fois en 16 ans.
Il y a un moment, on se dit : « c’est mon nom qui est sur ce livre, là je suis face à quelque chose où limite tout le monde va se foutre de ma gueule en lisant le truc ». Je ne peux pas. Moi, par rapport au respect que j’ai au texte de traduction, ou même par rapport à mon projet si c’est mon texte à moi, le lecteur ne va pas se dire que l’éditeur n’a pas fait son travail, il ne va pas se dire le correcteur n’a pas fait son travail. Est-ce que je suis totalement sûre d’assumer ce que je signe ?
LD : Tout à fait. Du coup c’est le côté pile de ce que je disais à l’instant, a contrario il faut savoir dire non. J’ai déjà eu ce genre de situations aussi sur une traduction jeunesse, et j’en étais au point où j’ai rattrapé des trucs, sur les épreuves il y avait plein de blagues dans le bouquin qui ont sauté. Je ne sais pas pourquoi, mais le service correction n’en a pas voulu alors que c’était un peu le sel du truc, j’avais dit à la directrice de collection que si le bouquin paraissait comme ça, je ne voulais pas que mon nom apparaisse. C’est une clause qui est possible, j’exerçais mon droit de retrait, je ne voulais pas que mon nom soit sur cette traduction.
Je pense que pour moi il y a une règle assez simple, que je pique au [pas compris] en l’occurrence, qui elle, elle dit « il y a certaines corrections, est-ce que c’est la colline sur laquelle vous êtes prêts à mourir ? ». Ça veut dire « est-ce que si ça sort comme ça, tel quel, avec ces corrections, je ne reconnais plus le livre, ce n’est plus le mien, et je préfèrerais encore qu’il ne sorte pas, qu’il n’existe pas, être déshonoré sur quinze générations et éventuellement me faire une réputation de personne difficile, mais tant pis, parce que si ça sort comme ça, ce n’est plus moi, ce n’est plus mon truc. »
Et pour moi, c’est un feeling qui est très clair. Il y a des tas de choses sur lesquelles on peut lâcher du lest, et de toute façon, il faut aussi se dire que sur un roman, il y a des tas de corrections qui arrivent, mais le lecteur se rappelle l’effet des mots. Alors on peut lâcher du lest sur des détails de style, je pense, tant que ça ne va pas à l’encontre évidemment du projet, mais si ça va à l’encontre du projet, c’est là qu’il faut savoir dire non.
Concernant les auteurs dont je parlais tout à l’heure qui m’ont dit – et c’est la raison pour laquelle ils sont venus me voir – qu’ils sentaient que c’étaient vraiment des corrections en profondeur et qu’ils n’allaient plus reconnaître le bouquin, la réponse que j’ai faite, c’est : discutez-en, expliquez ça à votre éditeur, et si vraiment vous sentez que ça va à l’encontre de votre projet, il vaut mieux dire non, il vaut mieux proposer autre chose, parce que ça peut aussi être une question de sensibilité esthétique de l’éditeur et de l’auteur qui ne se rencontrent pas sur ce projet-là, mais qui peuvent se rencontrer sur un autre.
MF : Pour moi ça peut mettre en valeur qu’il y a un problème d’adéquation. C’est que l’éditeur a peut-être certainement de très bonnes raisons, de son point de vue, pour sa collection, pour ce marché-là, de demander ces corrections-là, et peut-être justement parce que lui est dans cette ligne, et que nous, on est sur autre chose, ce n’est peut-être pas une bonne idée de travailler ensemble et on s’en rend compte à ce moment-là, aussi.
LD : D’ailleurs, ça peut être vu comme une marque de professionnalisme. J’ai déjà cité ça, mais quand j’ai commencé à travailler avec Don Quichotte pour la série Léviathan à la base, je leur avais proposé d’autres bouquins plus de Fantasy, et on s’est rendu compte assez vite que ce n’était pas le bon match. On en a parlé, je leur ai dit, et l’éditrice m’a dit – ce qui restera avec moi forever – qu’elle avait été agréablement surprise par la maturité que je lui avais montré – j’étais jeune, j’avais des cheveux – en lui disant : « je préfère pas qu’on bosse ensemble sur le truc », sachant que j’avais publié un bouquin et que c’était quand même un joli placement. Et du coup, ça lui a donné confiance, et on a travaillé sur autre chose, on a fait la série Léviathan. Du coup, il ne faut pas avoir peur de ça, tant qu’on reste professionnel et qu’on explique le truc. Ne soyez pas le jeune auteur qui pousse des cris d’orfraie dès qu’on veut lui changer une virgule parce qu’on fait atteinte à son Intégrité Artistique avec une majuscule aux deux mots. C’est un dialogue, c’est un échange.
LG : Moi, j’ai toujours eu un peu le problème inverse, c’est-à-dire que j’ai toujours beaucoup douté de ma prose, et donc personnellement, quand j’ai une correction, c’est souvent « oui » ou pire « non mais ». C’est-à-dire que j’estime quand même que quand quelque chose a heurté le correcteur ou la correctrice, ou la directrice/directeur de collection, c’est qu’il y a un truc qui ne va pas. Donc soit j’ai manqué d’explication avant, soit… voilà. Moi, je change quand même quasiment toujours quand on me fait un truc. Maintenant, tout dépend de la précision de la correction. Si c’est une correction qui va jusqu’aux racines, là il y a problème.
La dernière fois que ça s’est passé, on ne savait pas justement ce qui n’allait pas, mais ça n’allait pas. C’était pour L’Espace entre les guerres, une novella que j’ai passée à mon éditeur, et il y a eu comme ça des couches de corrections, mais qui n’étaient satisfaisantes pour aucune des parties. Je disais beaucoup « non », je changeais certains trucs mais pas d’autres, qui me paraissaient essentiels, mais du coup, ça rendait la chose boiteuse.
Ça dépend, c’est un équilibre difficile, aussi.
MF : Il y a une chose aussi, c’est que dans certains cas de figures, on peut voir une correction et accrocher parce que qu’on se dit « ça s’est un mot que moi, je n’utiliserais pas, je ne le vois pas avec mon style, ce mot en particulier », mais on peut se repencher sur la phrase de départ, voir pourquoi elle posait problème, et suggérer autre chose.
Le truc, c’est qu’on a tous des manies, des tics, des habitudes d’écriture. Moi, j’ai plus ça en correction qu’en écriture, mais un truc par exemple, si on m’ajoute un imparfait du subjonctif qui est un truc que je ne mets jamais, je vais rayer énergiquement mais gentiment, quitte à changer la phrase pour éliminer ce qui posait problème, parce que si quelqu’un s’est arrêté, c’est qu’il y avait un problème. Mais il y a aussi des choses qu’on ne va pas accepter parce que ce n’est pas à nous. Des fois c’est ça : « ce mot-là, ce n’est pas à moi. Jamais je ne l’utilise, c’est mon nom sur la couverture. Je vais vous proposer autre chose, mais ça, je ne préfère pas ».
LD : Tout à fait d’accord avec vous, c’est pour ça que pour moi, cet échange ou ce débat commence par… non pas « je ne veux pas ce truc-là » sauf dans des choses de style ponctuel et très précises, comme tu viens de le dire, mais dans un cas général, sur des questions narratives, pour moi la première réaction, c’est : « ok, t’as corrigé ça, mais qu’est-ce que ça veut dire, derrière ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui t’a accroché ? Si tu m’expliques quel est ton problème, plus que ta correction, si tu m’expliques pourquoi tu as fait cette correction-là et que je comprends, à ce moment-là on va pouvoir en discuter ». Et en général, les éditeurs font leur boulot. Je suis comme toi Laurent, moi en général, j’accepte 95 % des corrections qu’on me fait. J’ai d’excellents directeurs d’ouvrages aussi et on s’entend bien, donc on travaille en bonne entente. Il y a forcément un match aussi entre ton directeur d’ouvrage et toi.
LG : Ben, un dialogue où on ne peut pas dire non, ce n’est pas un dialogue…
LD : Voilà, exactement !
LG : Donc à partir de là, oui, on peut dire « non ». Il vaut mieux argumenter, parce que si ça a été soulevé, il y a peut-être quand même un problème.
LD : Mais c’est plus intéressant de savoir pourquoi, parce que du coup, ça veut dire « si je comprends quel est ton problème, et que je le saisis, je vais pouvoir corriger avec mes mots à moi. Et c’est souvent le cas, en fait. On en a un peu parlé avec les corrections, mais une 3e proposition va être faite, qui va convaincre les deux parties parce qu’on a compris d’où ça vient.
LG : Oui, en fait l’intérêt des couches de corrections, c’est que ça nous oblige à faire une explication de texte. C’est ça, en fait, le truc. Ça nous oblige à justifier notre texte.
MF : Et parfois, ça nous apprend des choses qu’on retiendra pour la suite. Quand on nous fait remarquer qu’on a un certain nombre de tics d’écriture, ensuite on l’intègre et on les évite.
LD : Et on en attrape d’autres en général. [rires]
MF : On en attrape d’autres.
LD : De toute façon, je pense que c’est une discussion qui est puissamment épineuse, parce que les sensibilités peuvent être fortes des deux côtés. L’éditeur peut avoir une vision esthétique très forte, et puis on touche sur son travail.
LG : Oui. Est-ce que être honnête avec soi-même est possible ? Ça touche à ça aussi, en fait.
LD : Oh oui !
LG : Moi je pense que oui, je pense qu’on peut arriver à voir son texte avec les yeux d’autrui, on devient son propre lecteur, son premier lecteur, une fois qu’on a terminé et qu’on se relit. En tout cas, il faut avoir l’ambition de ça. Si on reste que auteur, si on reste que le producteur de texte, on ne peut qu’être… j’allais dire content de son travail, dans la mesure où on l’a fait, mais en tout cas, on ne pourra pas le mettre en perspective si on n’essaie pas de le voir avec des yeux un peu différents.
LD : Entièrement d’accord avec toi, je pense que c’est tout à fait possible avec l’expérience, et puis savoir faire ça, ça fait gagner un temps fou sur les corrections, parce qu’en général on propose quelque chose de déjà bien abouti à l’éditeur, et les corrections éditoriales se passent finalement sans douleur, puisqu’on a rattrapé tous les trucs qui n’allaient pas avant. En tout cas, quand il s’agit de discuter de ça, à mon sens, la manière de l’aborder, ça revient à discuter de politique avec son conjoint ou sa famille, il faut faire montre de la même diplomatie et du même effort de communication, parce qu’il peut y avoir le même genre de sensibilité. Rappelez-vous, si jamais vous êtes en débat avec un éditeur, ça revient à essayer de faire valoir vos vues dans un contexte semblable, donc ça veut dire qu’il faut le faire avec diplomatie et doigté, tout en sachant évidemment ne pas travestir ce qu’on pense et savoir rester ferme et extrêmement diplomatique. Surtout par écrit, par mail. On sait comme le mail peut distordre les choses.
Une petite citation pour terminer ?
MF : Citation de Tahar Ben Jelloun : « Un homme en colère est un homme qui n’a pas su dire non et éprouve, en plus, le remords de ne pas l’avoir fait ».
Jingle : C’était Procrastination, merci de nous avoir suivis. Maintenant, assez procrastiné, allez écrire !
Pingback: Vous lisez Procrastination, le podcast sur l’écriture en 15 minutes – Liste des épisodes transcrits (MAJ 01/06/2024) | L'Imaginaerum de Symphonie