Vous lisez Procrastination : S02E03 – Ecrire l’idéologie, partie 1

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Et dans la suite de l’article la transcription de l’épisode (à noter que le texte à télécharger a une mise en page plus claire, avec notamment un code couleurs et un texte aligné). N’hésitez pas à intervenir dans les commentaires pour évoquer votre expérience !

S02E03 : Ecrire l’idéologie, partie 1

(Transcription : Symphonie ; Relecture et corrections : Plokie)

Vous écoutez Procrastination, Saison 2 Épisode 3 : Écrire l’idéologie, Partie 1/2

Podcast sur l’écriture en 15 minutes.

Parce que vous avez autre chose à faire. 

Et qu’on n’a pas la science infuse.

Avec les voix de : Mélanie Fazi, Laurent Genefort, et Lionel Davoust.

Lionel Davoust : Vaste thème auquel il faut qu’on se frotte, mais je pense qu’il nous fait un peu tous frémir. C’est la notion d’idéologie, de message, de parti pris, dans un texte de fiction. Mélanie, je crois que tu as quelques anecdotes qui sont intéressantes pour entamer le débat ?

Mélanie Fazi : Oui. En réfléchissant à ce sujet, ça m’a ramenée à un cheminement personnel. Je précise qu’au départ j’ai toujours été un peu méfiante.

D’une part sur la question qu’on nous pose souvent « quel est le message de ce texte ? », c’est-à-dire sur la notion qu’un texte véhicule forcément un message conscient. Je me suis toujours braquée sur cette idée avec laquelle je ne suis pas forcément d’accord.

D’autre part, j’ai toujours eu une certaine méfiance pour les textes qui, justement, cherchent à faire passer un message conscient, politique ou autre. Ce n’est pas que ce ne soit pas intéressant en soi, il y a plein de textes passionnants qui font ça, mais quand c’est raté, ça peut être particulièrement lourd, et parce que le but de la fiction n’est pas le même qu’un pamphlet politique. 

LD : C’était Procrastination, merci de nous avoir suivis !

(rires)

Laurent Genefort : Mélanie 2, première ! (clap)

(rires)

MF : Ça, c’était pour poser le départ. Je parle au départ d’une méfiance sur la question de l’idéologie en littérature. Il y a quelque chose qui m’a beaucoup fait évoluer dans ma réflexion, qui est une suite de prises de conscience.

La première, j’ai assisté à une rencontre avec Léo Henry en librairie. Il a fait toute une démonstration qui commençait par une phrase, un postulat qu’il a posé au départ, qui était : « Toute littérature est politique ». Quand il a commencé comme ça, je me suis un peu braquée, pour les raisons que je viens d’expliquer. Et en fait, en l’écoutant, en discutant avec lui ensuite et en réfléchissant à ça dans ma propre écriture et ensuite dans toutes les œuvres que j’ai lues ou vues, je me suis aperçu que non seulement c’était intéressant, mais que je suis fondamentalement d’accord avec lui. Ce qu’il était en train de me dire, ce n’était pas « Tout texte porte un message qu’on va enfoncer comme on tape avec un marteau sur un clou », mais plutôt « il y a systématiquement, dans toute littérature, un regard sur le monde », fondamentalement, c’est ce qu’il voulait dire.

Il y a une deuxième anecdote qui m’a beaucoup fait cogiter, c’est tout récemment en regardant des dessins animés avec ma nièce, des dessins animés que j’avais vus étant un peu plus jeune, et que je regarde maintenant avec un regard d’adulte, en m’interrogeant sur ce que le message véhiculait à des enfants, justement. Et avec la réflexion que cette rencontre avec Léo m’avait fait cogiter. Je me suis retrouvée coup sur coup à regarder, et je pense qu’on ne fait pas plus différent, le Blanche Neige de Disney et Mon voisin Totoro de Miyazaki. Et là je me suis pris un gouffre culturel et idéologique dans la figure. C’est à quel point deux dessins animés qui ne sont pourtant pas politiques – dans le sens où ils véhiculeraient un message, parce qu’en plus ça s’adresse à des enfants assez jeunes – la portée politique de chacun. En tout cas la portée idéologique de chacun. Notamment le Blanche Neige est quand même très ancré dans son époque, il a une vision de la femme qui, en le voyant maintenant, est monstrueuse. Non seulement on est dans la Princesse Disney, c’est-à-dire la princesse qui attend son prince qui vient la sauver à la fin, mais on est vraiment dans la bonne ménagère. Et je n’exagère pas ! Retournez voir Blanche Neige, elle passe le dessin animé à faire le ménage pour les nains. C’est terrifiant à voir. Blanche Neige n’est là que pour faire le ménage.

LG : C’est terrifiant pour toi, pas pour Christine Boutin, hein.

(rires)

MF : Voilà (rires). Ben typiquement, Blanche Neige est le rêve de Christine Boutin. Là maintenant, on n’oserait plus faire ce que Disney fait dans Blanche Neige à l’époque. Il est déjà idéologique dans le sens où il parle d’une vision de la femme et d’une époque. Quand on prend à l’inverse, Mon voisin Totoro, où les personnages ne sont pas spécialement genrés, j’ai envie de dire, on parle de deux petites filles, mais ça pourrait être deux petits garçons. On n’est pas du tout dans un rôle sexué qui est attribué, et on est dans une espèce de message d’ouverture, de tolérance, de curiosité, de respect pour la nature, et vraiment d’ouverture à tout ce qui nous entoure. Je ne vois pas de gouffre idéologique plus grand qu’entre ces deux-là. Ça m’a vraiment confirmé qu’effectivement, même des récits qui ne sont pas conçus comme politiques disent finalement des choses sur une culture, sur un pays, sur une époque, et sur la vision du monde qu’a le créateur au moment où il écrit cette histoire. Je ne sais pas si vous êtes d’accord avec ça ?

LG : Oui, je m’interroge toujours, en fait. Parce qu’évaluer l’idéologie, c’est quelque chose de très subjectif. C’est comme la morale d’ailleurs. C’est exactement ce que tu dis pour les Disney, il y a une dissonance morale aujourd’hui par rapport à de vieilles fictions. Mais ça s’est toujours posé. On peut se poser la question pour le conte : est-ce que le conte est fondamentalement conservateur, par exemple ? Avec un héros qui va restaurer l’ordre, etc. Ou alors est-ce qu’au contraire, comme certains théoriciens d’il y a une cinquantaine d’années, est-ce que le conte permet aussi de présenter ce qui s’écarte de la norme ? Le conte est ambivalent. Et dans le roman moderne, on a conservé cette ambivalence en fait. Quand on a un personnage qui fait quelque chose, on peut l’interpréter de manières différentes, et c’est ça qui fait la profondeur du texte. Et c’est ça qui permet d’introduire des dissonances idéologiques d’une certaine manière.

Cette problématique, elle est au cœur de la Science-Fiction. L’idéologie a toujours été une problématique de la Science-Fiction, donc c’est quelque chose à laquelle je suis plutôt accoutumé. Via les genres, par exemple. Quand on fait de l’utopie ou de la dystopie, on est au cœur de l’idéologie : ça va dénoncer des régimes totalitaires, et donc on est frontalement dans des récits politiques. Le space-opera… De quoi ça va parler ? Quel est le cadre du space-opera ? Le cadre du space-opera, ça va spatialiser une expansion. L’expansion est au cœur d’une certaine idéologie, qui est celle de la colonisation – ou de la décolonisation quand on dénonce – etc. On est dans l’idéologie, dans le point de vue. Le roman catastrophe moderne va nous parler d’écologie. Ça va nous parler de réchauffement climatique, des OGM… On est dans l’idéologie. Les invasions aliens, les invasions extra-terrestres, on est dans la paranoïa des années ‘50 avec la peur du “rouge”, la peur du communiste, et puis récemment avec l’Islamisme, on est aussi dans l’enfermement par rapport aux migrants. L’extra-terrestre moderne, c’est un migrant. Et à l’inverse, on a aussi une idéologie de gauche avec les Road-Movies, où on va avoir des gens qui vont partir sur les routes, et vont expérimenter des choses. Dans la structure même du récit parfois, dans le sujet avec les aliens, etc. qui vont représenter la figure de l’autre menaçant et tout, on va toujours avoir de l’idéologie.

C’est ça que je trouve intéressant dans la Science-Fiction, et d’une manière générale dans toute fiction, c’est qu’effectivement – tu as tout à fait raison – on n’est jamais neutres. C’est impossible d’être neutre. Essayer d’évacuer l’idéologie par la porte, elle rentrera par la fenêtre, à mon avis. D’autant plus fort qu’on aura une sorte de retour du refoulé qui fera que ce sera encore plus transparent quand on essaiera de ne pas l’être. Mais la Science-Fiction, comme elle pense souvent macro, qu’elle traite des grandes structures de l’humanité, ça sera d’autant plus transparent. Donc pour moi, ça n’a jamais été un vrai problème, en fait.

MF : Il y a des choses qui sont intéressantes en Science-Fiction, particulièrement quand des schémas ou des histoires sont repris à différentes périodes. Je pense à certains films qui ont été réalisés vraiment en pleine période de trouille du communisme, et qui ont été repris des années plus tard avec d’autres messages. Je crois qu’il y a Les profanateurs de sépultures[1], qui ont été repris avec une autre idéologie ensuite.

LG : Oui, il y en a eu trois.

MF : Et je pensais aussi à un exemple tout récent qui m’interpelle beaucoup, c’est la série qui vient de commencer The Handmaid’s Tale, qui est adaptée de La Servante Ecarlate de Margaret Atwood. Alors, je n’ai pas lu le roman, je dois avouer, mais la série est terrifiante parce qu’elle parle tellement de l’époque actuelle et même de l’Amérique de Trump que je suis très curieuse d’aller voir le roman pour voir ce qui a été ajouté et ce qui était déjà en germe dans les années ’80, dans ce récit[2].

LG : Alors, c’est assez marrant, parce que je trouve que les films américains, les blockbusters américains, sont un très bon exemple. Ils se sont appropriés dans un cadre marketing cette citation du « Si je veux envoyer un message, utilise Western Union » ou un truc comme ça. C’est-à-dire grosso modo, « évacuons le message, c’est l’histoire qui compte ». Je trouve que c’est une très bonne impasse, d’une certaine manière. Typiquement, quand on a ce type de discours : « Alala, pas d’idéologie, c’est chiant, on va perdre le lecteur ou le spectateur », dans le cadre des Américains, c’est souvent, en réalité, une manière de se conformer à l’idéologie dominante en essayant de nettoyer l’histoire de toute idéologie. Parce qu’en fait, quand on essaie de ne pas faire d’idéologie, en réalité, on adopte celle qui est celle de nos jours.

Pour moi un exemple typique, c’est World War Z[3], qui a essayé de dépolitiser le roman, qui était un roman très politique, en réalité. Pour contenter tout le monde, ils ont essayé de virer tout ce qui pouvait avoir une charge politique finalement. Et donc on a des zombies qui ne représentent plus rien. Ça devient littéralement une masse amorphe et sans intérêt, et ne signifiant rien surtout. J’ai trouvé que d’un roman très intéressant, on va générer son inverse sous prétexte justement d’essayer de plaire au plus grand nombre.

MF : Je pense qu’en plus, si on essaie de plaire au plus grand nombre et qu’on s’aligne sur ce qu’on pense que les spectateurs veulent à un moment donné, justement on le fait « à un moment donné ». On s’adresse à des spectateurs d’un pays, d’un contexte, d’une époque, et on va leur parler de leurs peurs du moment, de leurs loisirs du moment, etc. On est toujours dans une époque.

LD : Je suis entièrement d’accord avec tout ce que vous venez de dire. Pour prolonger sur le genre comme tu le faisais Laurent avec la Science-Fiction, comme la Fantasy descend naturellement du conte, la Fantasy a fréquemment eu le reproche d’être un genre conservateur parce qu’il s’agit de sauver le monde et de revenir à l’ordre ancien. Ce qui est totalement faux. On en parlera avec le monomythe[4], mais si on prend ne serait-ce que l’archétype de Tolkien, Le Seigneur des Anneaux décrit un changement d’Âge, justement. Alors, c’est vrai qu’il y a eu une Fantasy extrêmement conservatrice, voire assez désagréable quant aux modèles sociaux, mais tous les genres quels qu’ils soient, et pas que dans l’Imaginaire, sont à un moment coupables de ça.

J’ai eu un peu le même cheminement que toi, Mélanie. Quand on a choisi ce thème-là, je me suis dit « mais non, moi je ne fais pas d’idéologie, justement parce que pas de littérature à message, etc. ». Et je me suis finalement rendu compte que c’était absolument faux et que je me racontais un très joli mensonge, qui est que, bien sûr, on écrit forcément du point de vue où on est, du point de vue social en tant qu’individu, et dans l’époque dans laquelle on est. Je me suis dit que je me mentais d’autant plus qu’il y a un truc qui me paraît très important aujourd’hui, quand on écrit du point de vue qui est le mien et celui de beaucoup d’auteurs, c’est que je suis un mâle blanc cis hétérosexuel et que par conséquent le premier truc auquel il faut faire gaffe, c’est comme on dit en anglais, de « vérifier son privilège ». En tant qu’appartenant plus ou moins inconsciemment à ce qui est aujourd’hui la classe dominante, je pense qu’il y a une responsabilité supplémentaire de s’interroger sur : en quoi ce point de vue-là qui est mon point de vue de dominant peut impacter les représentations conscientes ou inconscientes que j’ai, concernant justement tout ce qui n’est pas ce à quoi j’appartiens. Et je pense qu’il y a une responsabilité supplémentaire dont il faut avoir conscience quand on écrit pour interroger potentiellement ses présupposés, ce qui est d’autant plus important dans les littératures de l’Imaginaire où l’on parle de l’autre.

Il y a une citation dont je n’ai pas été foutu de retrouver la source, mais il y a un truc qui m’avait beaucoup marqué. Orson Scott Card, sur son blog, notamment au tournant des années 2000, présentait un certain nombre de vues ultraconservatrices sur le 11 septembre, la guerre en Irak, etc. Orson Scott Card, connaissant ce point de vue-là dit un truc qui, pour moi, est extrêmement important : « Il ne faut surtout pas mêler le pamphlet à la fiction, parce qu’on se retrouve avec un mauvais pamphlet et de la mauvaise fiction ».

LG : S’il y avait un conseil, je crois que ce serait celui-là en fait.

LD : Oui, voilà, exactement. Et je pense que la fiction, tout en ayant conscience qu’on est dans l’esprit du temps et qu’on écrit de ce point de vue, est toujours meilleure quand elle n’essaie pas d’apporter des réponses avec ses grosses bottes en disant « je fais de la littérature à message », mais quand elle se rappelle qu’elle – la littérature – est un divertissement et qu’elle est là – c’est ce que j’essaie humblement de faire, parce que c’est ce que j’aime lire – quand elle interroge, quand elle pose des questions, en confrontant avec le plus d’honnêteté possible. On l’a un peu abordé dans l’épisode en parlant de l’écriture de l’altérité, en confrontant des points de vue différents, et c’est de là que naissent les questions, et en invitant autant que possible le lecteur, à simplement se forger ses propres réponses. C’est-à-dire quand elle ne fournit pas un discours, mais quand elle essaie, avec le maximum d’honnêteté intellectuelle possible en prenant en compte que l’auteur est quelqu’un d’imparfait, quand elle essaie d’ouvrir des questions et des portes.

Donc, c’est un épisode qui a généré beaucoup de discussions, donc il sera en deux parties. On se retrouve dans 15 jours pour la 2e partie.

Jingle : C’était Procrastination, merci de nous avoir suivis. Maintenant assez procrastiné, allez écrire !


[1] L’invasion des profanateurs de sépultures (Invasion of the Body Snatchers) est un film sorti en 1956, inspiré du roman L’invasion des Profanateurs (The Body Snatchers), de Jack Finney, paru en 1955. À noter qu’il n’est aucunement question de « profanateurs de sépultures »…

[2] The Handmaid’s Tale a été publié en 1985, pour sa version originale. La série télévisée qui l’adapte est diffusée depuis 2017.

[3] World War Z, film de zombies américain réalisé en 2013 par Marc Forster. Il adapte le roman éponyme de Max Brooks, publié en 2006.

[4] Concept développé par Joseph Campbell selon lequel tous les mythes du monde raconteraient essentiellement la même histoire.

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