Aube chimérique – une nouvelle de la Symphonie des Cieux

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Little Chimera by TsaoShin

Mes chimères sont beaucoup moins mignonnes, mais bon, pour Noel, je n’allais pas vous mettre une image de film d’épouvante 😉

Aube chimérique est une nouvelle que j’avais écrite à l’occasion d’un appel à textes. Tout en sachant que la nouvelle avait trèèèèèèès peu de chance de passer (je ne suis vraiment pas douée pour les formats courts^^), c’était l’occasion pour moi de l’écrire enfin et de récolter une fiche de lecture au passage pour m’aider à l’améliorer. Cette fiche, je l’ai eue, mais je n’ai pas encore eu le temps et la motivation pour la reprendre (puis je préfère travailler sur mes romans pour le moment^^). Je vous offre donc une version largement perfectible… mais disons que ça vous donne une idée de ce que j’écris, et pour Noël je voulais vous proposer autre chose qu’une chronique.

(Par contre, même si je la propose pour Noel, ce n’est pas du tout dans l’esprit… Sans être trash, c’est relativement berk).

Cette nouvelle s’inscrit donc dans le cadre du cycle de la Symphonie des Cieux, se déroulant quelques décennies avant le début de l’histoire principale des romans. J’ai essayé d’écrire l’Aube de façon à ce qu’elle soit compréhensible sans avoir de notion sur l’univers. Quand je la reprendrai, je n’aurai plus les contraintes d’un appel à texte, donc je pourrai développer davantage cette parenthèse.

Je vous souhaite une bonne lecture 🙂

Et Joyeux Noel !



Aube chimérique

Léna se réveilla dans un champ de fleurs, coquelicots grisâtres et boutons fanés, leurs pétales brûlés par les vapeurs toxiques qui s’échappaient de la cheminée. L’envergure monstrueuse du chenil empêchait les rayons du soleil de l’atteindre et son ombre se déployait tel un rapace sur le point de la saisir. Malgré son nom, les cris que l’on percevait ne provenaient pas de chiens.

Ses parents n’étaient pas sortis du laboratoire depuis le matin, et déjà le soleil déclinait dans le ciel d’un ocre maladif. Comme souvent, la petite fille de dix ans s’était retrouvée livrée à elle-même toute la journée.

D’aussi loin que remontaient ses souvenirs, les deux sorciers avaient toujours consacré la majeure partie de leur temps à leurs complexes expériences d’alchimie. Mais depuis quelques mois, elle ne les voyait presque plus. Sa mère pleurait souvent et son père se fermait davantage de jour en jour, les traits tirés par la colère et la frustration. Elle savait bien l’importance de leurs recherches, seulement se rappelaient-ils encore qu’ils avaient une enfant ?

La cheminée cessa soudain de cracher ses miasmes. Léna se redressa, partagée entre la joie et l’inquiétude. Elle se releva, les jambes endolories, balaya les brins d’herbe accrochés à sa jupe.

Sa mère apparut alors sur le seuil, le teint blafard, des cernes sous les yeux. Des bandages frais ornaient sa main droite jusqu’au coude, son tablier écru tout taché du rouge de son sang. Encore une brûlure d’acide. Ou bien son père qui s’était énervé…

Léna courut vers elle et l’herboriste fatiguée se fendit d’un soupir. Elle tendit ses doigts valides et attrapa une mèche de sa fille. Les cheveux roux crissaient tant ils étaient secs.

— Regarde-toi ! Au lieu de jouer et te rouler dans l’herbe, tu ferais mieux étudier les arts alchimiques. Ce sera à toi de poursuivre nos recherches si nous échouons, de sauver le monde de ces monstrueuses Sentinelles.

L’enfant grimaça. Les Sentinelles, ses parents n’avaient que ce mot-là à la bouche ! Ces créatures ailées, si proches des dragons, qui prétendaient être des dieux pour mieux asseoir leur domination sur le monde. Seuls quelques sorciers voyaient clair dans leur jeu. Leur vie serait tellement plus simple s’ils les vénéraient eux aussi !

Honteuse d’avoir eu une telle pensée, la petite fille baissa la tête. Ses larmes tracèrent des sillons sur ses joues salies par la poussière.

— Arrange-toi un peu avant le dîner, tu veux.

La mine basse, elle s’engouffra à l’intérieur à la suite d’Edhel. L’époque où elle lui chantait de tendres berceuses semblait bien loin. Parfois, l’enfant en venait à douter de son existence.

Une fois toilettée et changée, Léna rejoignit sa mère à table. Une odeur infecte sourdait du sous-sol, où se trouvait le laboratoire. Le faible appétit de la fillette lui fit défaut, et ce n’étaient pas les légumes bouillis au menu ce soir-là qui allaient le lui rendre.

Des bottes claquèrent dans son dos : son père émergeait enfin de son antre.

— Encore un ragout de racines ? s’exclama-t-il en fronçant le nez. En un tel jour ?

— Que fêtons-nous ? s’enquit prudemment l’herboriste.

— Le projet de l’année dernière est viable, l’un des spécimens montre des signes de réveil. Demain, je le sors de sa cuve ! Je vais laisser les autres dormir, tant que le potentiel de celui-ci n’aura pas été établi. Je n’ai pas envie de me retrouver avec une dizaine de bouches inutiles à nourrir. J’espère que nous n’avons pas fabriqué des rongeurs, ce coup-ci.

Son père faisait allusion à l’échec de l’hiver précédent. Les animaux étaient prometteurs, pourtant, énormes, dotés de cornes et de piquants. Mais ils n’avaient rien voulu manger d’autre que du bois de chauffage.

Un sourire étira les lèvres pâles de Léna. Si cette expérience fonctionnait, ses parents redeviendraient comme avant !

— Est-ce que je pourrai assister au réveil ?

— Cette créature est née pour détruire les Sentinelles, objecta sa mère. Elle n’est pas faite pour se faire câliner comme un chien !

— C’est bon, elle en a vu d’autres ! Tu n’as quand même pas envie qu’elle reste… faible toute sa vie ? Le monde ne sera pas plus tendre avec elle. Elle est une sorcière, elle aussi, il serait grand temps qu’elle s’endurcisse un peu. Qu’elle vienne !

Partagée entre excitation et appréhension, Léna dormit très peu, cette nuit-là. Son ancienne blessure la démangeait, comme pour la mettre en garde. Même si on ne la laissait pas approcher de trop près, ces créatures se révélaient souvent agressives et dangereuses. Pourtant, la curiosité restait la plus forte.

Ainsi, tous trois se retrouvèrent dès l’aube devant la porte du laboratoire. À en juger par leurs cernes violacés, ses parents n’avaient pas dormi davantage.

Précédée par les deux adultes, Léna descendit l’escalier en granit, plongeant dans l’obscurité.

Une fois en bas, de grosses salamandres léthargiques s’enflammèrent, éclairant une grande pièce désordonnée. Dénuée de fenêtres, le soleil n’y pénétrait pas. En revanche, une immense baie vitrée surplombait l’arène, au deuxième sous-sol. À l’exception des gouttes de solutions alchimiques qui tombaient paresseusement dans des fioles en verre ou en métal, aucun son ne perturbait le silence des lieux, mais des vapeurs toxiques se dégageaient de certains récipients. La petite fille porta sa manche devant son nez. L’air y était à peine respirable.

Léna redoutait que son père ne finisse par y mourir, mais il refusait de déplacer son laboratoire à l’air libre. Des rivaux risqueraient de l’espionner, les Sentinelles de découvrir ses manigances.

Heureusement, le trio ne s’y attarda pas. Les projets dormaient dans la chambre d’incubation, séparée du laboratoire par un vaste sas.

Comme toujours, Léna frissonna en entrant. Une double rangée de cuves s’étirait de chaque côté de la porte, toutes remplies d’un liquide bleu turquoise qui clapotait doucement. Des animaux de toutes tailles et de toutes formes y baignaient, le corps recouvert de tuyaux. La petite fille supposait qu’ils servaient à les nourrir et prélever leurs fluides. De temps en temps, l’un des esprits qui alimentaient les bassins crépitait, striant la pénombre d’étincelles dorées.

Pas moins de cinq projets attendaient leur heure, cinq nouvelles espèces potentielles. L’une d’entre elles prenait une rangée à elle toute seule, soit une douzaine d’individus. Quant au spécimen qui les intéressait, il se trouvait tout au bout.

En partie repliée sur elle-même, il n’était pas très facile de détailler la créature, de la taille d’un grand chat. Si ses congénères demeuraient aussi immobiles que la pierre, celle-ci manifestait des signes d’agitation. Ses yeux roulaient sous ses paupières closes, ses pattes félines tressautaient.

Le réveil était proche.

L’alchimiste remonta ses manches et se pencha au-dessus de la cuve. Il retira délicatement tous les tuyaux, puis extirpa la chose de son bain.

L’animal commença à se contorsionner dès qu’il fut à l’air libre, toussant pour expulser le liquide de ses poumons. Tandis qu’Eliade le posait sur la table centrale, Edhel attrapa sa fille pour l’en écarter. Impossible de prévoir les réactions d’une nouvelle espèce.

La créature s’ébroua pour chasser la substance de son pelage roussâtre, dru comme le poil d’un sanglier. Alors qu’elle scrutait la pièce de son regard tout neuf, sa queue écailleuse ondulait, trahissant son anxiété.

L’animal — une femelle − n’avait rien de très impressionnant. Un museau de loup sur un corps félin, avec une queue reptilienne et de minuscules cornes torsadées sur le front. A priori, pas de crochets à venin ni d’épines, pas de peau aussi dure qu’une armure. Ses griffes noires et ses crocs n’auraient pas effrayé un lynx.

À chaque fois que l’un des projets ouvrait les yeux, ses créateurs lui accordaient deux mois. Ensuite, ils le testaient dans l’arène pour constater son potentiel, généralement contre d’anciens essais qu’ils conservaient à cette fin. Jusqu’ici, aucun ne leur avait paru de taille à affronter une Sentinelle.

Son père avança une main devant le nez de la jeune femelle. La créature ronronna ; le créateur soupira.

Bien que l’animal ne présentât aucune arme évidente à l’exception de ses crocs et de ses griffes, il fut enfermé en bas dans l’arène, comme tout autre projet nouvellement éveillé. Sa mère consacrait ses journées à chasser et ramasser des herbes, tandis que son père demeurait dans le laboratoire. L’heure du repas venue, on lâchait vivants les pauvres lièvres et perdrix. Et on observait. Hélas, la bête ne démontrait aucune stratégie particulière, aucun pouvoir surprenant, de quoi attiser la déception de l’alchimiste. Elle leur brisait la nuque comme n’importe quel chat sauvage, et voilà tout.

Depuis le réveil de Chimère — ainsi que Léna l’appelait dans le secret de son esprit — le ciel persistait à pleuvoir. Aussi, bien que la créature l’impressionnât, elle passait l’essentiel de son temps en bas, à lui tenir compagnie. Ses parents voyaient son initiative d’un bon œil, à la fois parce qu’un animal apprivoisé s’avérait plus maniable, et aussi parce qu’ils espéraient que leur fille se découvre une nouvelle passion pour l’alchimie créatrice.

Presque tous les jours, l’enfant descendait donc l’escalier éclairé par un ciel de lucioles. Elle insérait la clé dans une première porte en bois massif, puis dans la deuxième quelques mètres plus loin, renforcée de métal. Elle entrait alors dans une pièce à peine plus grande qu’un placard, séparée du fauve par une épaisse vitre enchantée.

Ce matin-là ne fit pas exception. À sa vue, Chimère trottina dans sa direction, curieuse plus qu’agressive.

Le cœur de Léna battait la chamade, comme toujours. La créature la dépassait presque, ses cornes torsadées s’allongeaient de plus en plus et deux étranges boursouflures ornaient désormais ses épaules. Les iris dorés brillaient, la pupille étrécie telle une fente vers d’insondables abysses.

La petite fille s’assit sur le sol glacé. Ses doigts caressaient le bois délicat d’un ocarina.

Au grand désespoir de ses sorciers de parents, elle n’avait jamais manifesté d’inclinaison pour leurs arts respectifs, incapable de mémoriser toutes les herbes et composés alchimiques, incapable de susciter le moindre esprit.

Son seul talent, c’était la musique. Sa mère aussi le possédait, même si elle ne chantait plus depuis des années.

Elle commença à jouer un air vif, rythmé, mais Chimère bondit en arrière, le poil hérissé, l’œil méfiant. Léna sursauta, interrompant la mélodie. Peut-être qu’elle n’appréciait pas cette mélodie ?

Elle opta donc pour une berceuse, douce et mélancolique, qui s’accordait à merveille avec sa propre humeur. Elle y déversa sa tristesse, sa solitude, et il lui sembla que Chimère la comprenait. Le fauve roucoula sur le même air et vint se coucher le long de la vitre, le museau écrasé contre la surface.

Les doigts dansant toujours sur l’instrument, Léna en profita pour examiner sa compagne et remarqua un détail singulier. Elle cessa de jouer une nouvelle fois, au grand mécontentement de la créature. Inquiète, la petite fille se leva d’un bond, franchit la série de portes et remonta.

Le sorcier était penché sur un établi, l’attention rivée sur un lézard volant et le cadavre d’un aigle. Deux esprits en forme d’oiseaux dansaient au-dessus. L’argenté plongeait parfois sa tête dans le corps du rapace, le doré dans celui du reptile gravide. Ils ne possédaient qu’une seule aile, ce qui les rendait incapables de voler seuls. De la même façon, les deux s’avéraient nécessaires à la conception de nouvelles créatures, bien qu’elle ne comprenne pas exactement comment le processus fonctionnait. Elle savait en revanche qu’il s’agissait d’un travail épuisant et ingrat pour l’invocateur, rarement couronné de succès. Si Léna rompait la concentration de son père, le couple se volatiliserait et tout serait à refaire.

Ce qu’elle avait cru voir était-il si important ?

— Papa, elle s’est blessée !

Les esprits tournèrent brièvement la tête vers elle avant de se dissiper comme de la fumée.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— Le bout de sa queue est fissuré…

Eliade soupira et elle regretta presque de l’en avoir averti. Il se leva et essuya ses mains moites sur son tablier de cuir.

— Si cette chose arrive à se blesser toute seule, c’est qu’elle est encore plus inutile que ces ineptes rongeurs. Je comprends pourquoi vous vous appréciez tellement. Eh bien, allons voir.

Pendant que son père examinait l’animal récalcitrant, la petite fille s’assit dans le sas et ressortit son ocarina pour apaiser Chimère. Des larmes glissaient silencieusement sur ses joues. Elle se rappelait sa main sur son front quand elle était malade, ses inventions alchimiques pour la faire rire. Son obsession pour les Sentinelles les avait tous les deux transformés, de façon irrémédiable.

Chimère la dévisageait avec attention, tout en essayant de s’éloigner des mains inquisitrices. Comme l’animal persistait à se dérober malgré ses efforts, Léna se détourna et se mit à jouer pour elle-même. Inconsciemment, l’air s’accorda peu à peu avec sa souffrance.

Eliade hurla.

La fissure s’était complètement ouverte, dévoilant des mâchoires de serpent dont les crochets s’enfonçaient dans le pied de son père. Les veines de son cou saillaient sous l’effet de la douleur.

Léna se leva d’un bond.

— Chimère, arrête ! C’est mon père !

Le long museau se tourna vers elle, mais la queue-serpent ne lâcha pas sa prise. Le fauve se contentait de l’observer, perplexe.

Profitant de ce sursis, le sorcier tenta de se débarrasser de l’ophidien, mais les muscles de l’appendice se révélèrent bien plus forts que les siens. Il plaqua alors ses mains sur la tête de Chimère, et…

Il hurla, ses paumes criblées de multiples entailles. Un flot de sang pourpre se déversa sur le sol sableux, sans paraître vouloir se tarir.

Léna sentit une bile amère remonter dans sa gorge. Comment la situation avait-elle pu dégénérer ainsi ?

Et si…

Malgré sa terreur, Léna se força à empoigner son instrument. Ses doigts dansèrent, et elle s’efforça d’y insuffler toute la force de sa colère et de sa peur. Le serpent se rétracta aussitôt, comme brûlé, et son père s’écarta vivement hors de portée.

Le sorcier suscita un couple de lucioles incandescentes afin qu’elles cautérisent ses plaies.

— Des épines imprégnées de poison ! cracha-t-il entre ses dents. Saleté ! J’aurais pu me vider de mon sang !

Il claudiqua jusqu’à la porte et remonta aussi vite que le permettait son pied blessé. En d’autres circonstances, Léna le savait, il se serait montré ravi de cette découverte. Cependant il n’était pas censé faire les frais des facultés de ses créations.

Chimère, quant à elle, s’était réfugiée dans un coin, repliée sur elle-même. Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer cette soudaine agressivité ?

Baissant la tête, ses yeux avisèrent l’ocarina tombé à terre.

Léna trouva son père avachi dans un fauteuil du laboratoire, la peau luisante de sueur et le pied bandé à la hâte, déjà tout imprégné de carmin. L’armoire qui contenait tous les remèdes était grande ouverte, les fioles dérangées par sa hâte. Elle se demanda alors si Chimère ressentait la même chose qu’elle à cet instant.

La certitude d’avoir déçu.

— Comment l’as-tu appelée, en bas ?

— Chimère… souffla-t-elle. Je pensais… On ne peut pas toujours la qualifier de créature. Et puis elle aime bien quand…

— Comment as-tu fait pour l’arrêter ?

— Je crois… J’ai l’impression que nous arrivons à communiquer par la musique. Elle sait quand la mélodie correspond à mon humeur, et du coup elle est capable de comprendre ce que je ressens. Elle n’aime pas quand la musique ment, par contre. Si je suis triste et que je joue un air enjoué, elle…

Eliade se remit sur ses pieds avec précaution et boitilla jusqu’à elle. Il leva sa main bandée. Elle ferma les yeux, dans l’attente du coup.

Les doigts se glissèrent doucement dans ses cheveux.

— Nous en parlerons à ta mère dès son retour. Elle sera fière de toi.

Léna fondit en larmes.

Malheureusement, quand elle rentra à la maison le soir même, l’herboriste n’eut pas la réaction escomptée. Si elle se montra ravie de cette découverte, son humeur s’assombrit presque aussitôt. Car la tante de Léna, alchimiste aussi, leur rendrait visite d’ici quelques jours pour leur parler de son propre projet.

En vérité, la paranoïa d’Eliade était en grande partie fondée. On prétendait que le roi cèderait son trône au premier sorcier qui trouverait un moyen de vaincre les Sentinelles. Ainsi la rivalité entre alchimistes faisait rage et les sabotages se révélaient monnaie courante.

Si Léviane souhaitait les rencontrer, c’est qu’elle était persuadée de sa supériorité. Et si elle comprenait que son beau-frère était lui aussi proche du but…

Aucune chance qu’elle admette le moindre égal.

Trois nuits passèrent. Léna se réveilla la boule au ventre, et ce fut presque un soulagement pour elle de voir sa tante Léviane déjà attablée pour le petit déjeuner, en compagnie de ses parents. Au moins, elle n’angoisserait pas en vain en attendant que le couperet s’abatte.

Autrefois, la sorcière arborait une épaisse chevelure rousse, désormais réduite à un fin duvet pour avoir été brûlée si souvent. Des cicatrices marbraient ses bras et son visage, fruits de créatures impétueuses ou de projections d’acides.

Quelque chose lui frôla les jambes et Léna fit un bond en arrière. Ses yeux cillèrent plusieurs fois, son cerveau incapable de comprendre ce qu’ils lui transmettaient.

Était-ce un chat ou un oiseau ? Sans doute un peu des deux, de la même façon que Chimère réunissait les caractéristiques de plusieurs animaux existants.

Le projet de Léviane ressemblait à un chat au pelage bleu paon, oiseau dont il possédait le dos et les ailes. Une somptueuse traîne de plumes vertes balayait en effet le sol.

Cette créature allait les sauver des Sentinelles ?

À cette idée stupide, elle éclata de rire. À quoi pensait donc sa tante ? Elle n’était pas du genre à plaisanter, habituellement.

Léviane sourit.

— Ravie de voir que mon échantillon te plaît, Léna. Tu peux le garder, si tu veux. Comme je le disais à ma chère sœur et à son crétin d’époux, ceci n’est qu’un cadeau de consolation que je vous offre. Il n’est pas le seul de son espèce, évidemment, je suis sûre que ses pareils se vendront une fortune comme animaux d’ornements.

— Je ne savais pas que tu avais changé d’objectif, susurra son père. Je pensais que tu souhaitais la survie de ton peuple, pas t’enrichir sur son malheur…

— J’ai conduit un certain nombre d’essais, avec plusieurs appariements. Principalement avec des chats et de petits oiseaux, pour me faire la main. Cela fait dix ans que je les élève avec succès.

Le cœur de Léna se mit à battre plus vite tandis qu’elle commençait à comprendre. Elle réalisa du même coup ce qu’il manquait à Chimère pour constituer une chasseresse de Sentinelles : des ailes.

— Je fais reproduire mes grands griffons depuis plus de cinq ans, maintenant, et je suis finalement parvenue à une lignée stable et obéissante. Comme vous êtes — hélas ! – de ma famille, il m’a semblé plus correct de vous donner la bonne nouvelle en premier.

Cinq ans ? Chimère n’était née qu’un mois plus tôt ! Le premier projet de son père avec un réel potentiel…

— Léviane, très chère belle-sœur… Ne prépare pas tout de suite ta cérémonie d’intronisation, tu veux ?

Un sourcil roux se leva, dubitatif.

— Oh ? Aurais-tu un nouveau rongeur à opposer à mes griffons ? Eh oui, je suis au courant. Enfin, si tu prétends avoir mieux, j’avoue que je suis curieuse de voir ça. Si tu gagnes, je promets de ne pas les présenter et de me retirer définitivement. Si je gagne… Eh bien, tu as compris.

— Entendu. Commence à rassembler tes affaires. Après le combat, tu n’oseras plus jamais montrer ta face.

Les deux alchimistes se serrèrent la main, des flammes dans les yeux.

Léviane leur accorda un mois pour préparer Chimère — même si son père préférait raconter que c’était lui qui lui faisait une fleur. Le défi semblait assez mal parti pour eux, compte tenu de l’avance de la sorcière.

Le lendemain, ils descendirent tous les trois au sous-sol. Léna ne cessait de jeter des regards inquiets vers le griffon ronronnant qu’Eliade portait dans les bras. Bien qu’issu des laboratoires de Léviane, le pauvre animal ne méritait certainement pas son sort.

Ils abandonnèrent le chat dans l’arène, puis remontèrent au pas de course. Même son père, malgré son pied blessé. Les deux bêtes se tournaient autour avec une curiosité mêlée de méfiance, se jaugeant de loin. Le griffon s’aperçut alors que sa nouvelle compagne était une femelle et ses plumes déployées révélèrent l’archipel de ses yeux.

— Bien, voyons voir si tu peux la faire obéir. Ordonne-lui de le tuer.

La gorge serrée, Léna joua son plus bel air guerrier. Chimère se figea et tendit le cou vers elle.

— Peut-être qu’elle n’entend pas… suggéra Edhel.

Eliade secoua la tête.

— Elle n’aurait pas réagi sinon. Elle doit juste manquer de motivation, on n’aurait pas dû la nourrir hier soir. Dis-lui qu’on la laissera sortir.

Léna dansa d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.

— Vraiment ?

Son père la dévisagea quelques secondes d’un air perplexe, bientôt remplacé par une sorte de compréhension.

— Vraiment. Sous notre surveillance, évidemment. N’en a-t-elle pas assez de rester ici ? Pour ça, elle doit le mériter.

La fillette acquiesça doucement et ses doigts voltigèrent sur l’ocarina, espérant que son amie ne percevrait pas son doute. Chimère se tourna, hésita, pivota de nouveau. Enfin, elle prit sa décision. Elle fondit sur le griffon et le tua d’un coup de crocs. Elle se plaça alors face à la vitre, sa queue oscillant doucement.

Les minutes s’égrenèrent. Comme rien ne se passait, elle commença à s’impatienter et un grondement sourd s’éleva de sa gorge.

— On pourrait essayer de…

— Pour qu’elle s’échappe ? Hors de question ! Le test est réussi, elle sait obéir. Nous ne pouvons pas prendre le risque.

La fillette prit peur, soudain. Ils ignoraient les véritables facultés de l’animal, ignoraient la portée de son intelligence. Si jamais elle réalisait qu’on l’avait trompée…

Elle se hâta de jouer un air doux, proche d’une berceuse, essayant de lui faire comprendre qu’elle verrait bien l’extérieur, mais plus tard.

Plus qu’à espérer que le fauve s’en contenterait.

*

Le soir venu, Eliade et Edhel retournèrent au laboratoire. Léna, quant à elle, avait passé la journée cloîtrée dans sa chambre. Bien qu’un animal en partie apprivoisé puisse s’avérer utile contre les Sentinelles, il ne fallait pas que son attachement pour la créature devienne un problème. Après tout, Chimère n’était pas destinée à dormir au coin du feu.

Tandis qu’ils observaient l’arène, ils ne comprirent pas immédiatement la pointe d’angoisse qui commençait à leur enserrer le cœur. Au bout d’un moment, les mains de l’herboriste étouffèrent un cri d’horreur.

Il y avait deux cadavres, en bas. L’un était celui du griffon, intact. L’autre…

— Léna ! hurla Eliade.

Sans réfléchir, il se précipita vers la porte. Il sentit le sang s’écouler de son pied blessé, mais il le remarqua à peine.

Depuis combien de temps ne l’avait-il serrée dans ses bras ? Depuis combien de temps ne lui avait-il murmuré son affection ?

La porte transparente, dernier obstacle qui le séparait de sa fille, résista un moment à ses doigts tremblants. Enfin, il parvint à introduire la clé dans la serrure, puis la referma derrière lui. Ce monstre n’allait pas s’en tirer comme ça !

L’enfant gisait sur le ventre, le visage baignant dans son propre sang. Eliade la prit doucement dans ses bras et repoussa tendrement ses cheveux.

— Elle pensait que vous étiez amies ! Mais ça ne signifiait rien pour toi, pas vrai !

Chimère ne lui répondit pas, bien sûr. Car à cet instant, il réalisa qu’il ne l’avait pas vu quand il était entré.

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

Il se remit sur ses pieds, alourdi par le corps sans vie, sa culpabilité et sa peur.

Qu’allait-il trouver, là-haut ?

Il trébucha plusieurs fois dans les escaliers. Ses jambes, son esprit, ne voulaient plus le porter. Et comme il atteignait la dernière marche, il crut que son cœur lui aussi sur le point de l’abandonner.

Un ruisseau carmin s’écoulait de son ventre ouvert. Penchée au-dessus d’elle, Chimère.

Une rage sourde, vibrante, afflua dans ses veines. D’un mot, il suscita une énorme salamandre qui s’élança vers la créature. Celle-ci glapit quand la première l’étreignit de ses pattes enflammées, d’une voix curieusement…

— Papa ! Qu’est-ce que tu fais ? hurla Léna.

Sa stupeur lui fit relâcher sa concentration et les esprits se dissipèrent. Il baissa les yeux et ne rencontra que du vide. Ses mains toujours tendues ne tenaient absolument rien.

— Que…

— Tu as tué Maman !

La petite fille se trouvait dans l’encadrement de la porte, sans aucune trace de sang, en bonne santé. Vivante.

L’accusant d’avoir tué sa mère.

— Mais tu vois bien que…

À l’endroit où se dressait Chimère une seconde plus tôt gisait Edhel, la peau recouverte de cloques. Elle respirait encore, mais tout juste. A la place de son épouse, rien. Et Chimère les observait d’un regard sinistre, perchée sur l’établi.

Les jambes d’Eliade se dérobèrent et il bascula sur le sol. Il ne comprenait plus rien. L’une des deux versions était la réalité, l’autre une illusion. Ou bien les deux ? Comment les distinguer ? Qu’attendait-on de lui ?

Dans l’une d’elles, sa compagne et sa fille étaient vivantes.

Eliade ne perdit pas une seconde de plus. Il fonça vers l’armoire de secours, s’empara de quelques fioles, puis se précipita vers Edhel pour les lui administrer dans un ordre précis. Ensuite, il appliqua un baume épais qui la fit hoqueter de douleur. Ses mains tremblaient.

Alors, Chimère se mit à chanter. Pas ces roucoulements qu’elle adressait parfois à Léna, mais une musique proche de celle d’un ocarina. Elle avait écouté, et appris. Maintenant, elle communiquait.

— Léna… souffla-t-il, incapable de comprendre.

— Elle est en colère, et en même temps, on dirait qu’elle te… félicite pour avoir préféré le secours à la vengeance. Elle n’aime pas les mensonges.

Pour une créature qui ne les appréciait pas, elle se révélait fort douée pour les illusions, aussi ne croyait-il pas à cette supposition. Non, elle s’estimait la meilleure, la reine. De si piètres menteurs n’avaient pas le droit de la flouer.

Quels autres talents possédait-elle encore ? Quelle abomination avait-il créée ? Ne risquait-il pas de relâcher un monstre pire que les Sentinelles ?

Hors de question de perdre la face devant Léviane. Pour autant, il ne devait pas aller au bout de ce projet.

— Retourne en bas, tu veux bien ? murmura-t-il. N’en veux pas à Léna, elle ne savait pas. Nous l’avons trompée, elle aussi. Écoute, patiente encore un peu, s’il te plaît. Bientôt, nous te libérerons, je te le promets.

Après tout, la mort n’était-elle pas une forme de libération ?

Chimère siffla tel un serpent et se dressa de toute sa hauteur. Aussi grande qu’un lion. De toute évidence, il ne s’était pas montré assez convaincant…

Une musique effroyablement triste remplit l’air, plus triste que tout ce que Léna avait joué jusqu’à présent. Chimère émit un miaulement désolé, puis retourna à contrecœur dans son enclos.

*

Durant les deux semaines suivantes, Chimère fut choyée. On lui donnait de la viande tous les jours, on tenta de lui expliquer son rôle, mais Léna eut du mal à traduire ces informations en mots.

Bien qu’elle eût provoqué l’accident, la bête se révéla une bien meilleure compagnie. Sa mère, encore sous le choc, n’acceptait de voir personne, et une sombre humeur rongeait son père, que Léna ne parvenait pas à identifier. Au fil des jours, une nouvelle confiance se tissa peu à peu.

Le fauve ne se contentait plus d’écouter, elle communiquait à présent, de sorte que de longues discussions musicales emplissaient l’air. Parfois, Léna jouait aussi le soir, depuis sa chambre, car si ses oreilles n’étaient pas assez fines pour percevoir la réponse de son amie, les siennes l’entendaient.

La fillette commença à lui parler de l’extérieur, puisque Chimère sortirait bientôt. Elle descendit tous les livres d’images qu’elle possédait, et les lui expliqua en mots et en musique.

Un matin qu’elle se sentait d’humeur morose, Chimère lui offrit des lapins bondissants aux oreilles duveteuses et des dragons pas plus gros que des papillons. Tous les jours, de nouvelles merveilles accueillaient Léna. Une fois, la bête matérialisa même une licorne, si réaliste que la fillette sentit la tiédeur du pelage opalin sous ses doigts.

Le grand jour arriva bien vite — trop vite —, mais malgré l’accident son père ne semblait pas décidé à renoncer. Aucune chance qu’il concède la victoire à Léviane aussi facilement.

— Demain, tout sera terminé, d’une façon ou d’une autre, murmura Edhel à l’attention de sa création. Une fois que tu auras prouvé à Léviane que je suis meilleur alchimiste qu’elle ne le sera jamais, je te laisserai partir. Demain.

On accueillit donc Léviane avec une amabilité glaciale et on introduisit son champion dans l’arène via la porte extérieure. Elle s’enquit des bandages de sa sœur, et l’on prétendit qu’un mélange instable avait explosé.

Le monstre n’avait pas grand-chose à voir avec le chat hybridé de paon. De la taille d’un cheval, celui-ci jouissait d’un puissant corps de tigre et d’un bec acéré. De l’aigle, il possédait également d’énormes serres à ses pattes avant, ainsi qu’une paire d’ailes aux plumes brun doré, mouchetées de blanc, de la même teinte que sa tête. Ses oreilles se plaquaient déjà sur son crâne, dans son impatience à déchiqueter son adversaire.

— Sa peau est aussi solide que la cuirasse d’un crocodile, et il est immunisé à tous les poisons, annonça fièrement Léviane.

Ses parents échangèrent un regard éloquent. Soudain, la victoire de Chimère n’était plus si sûre.

Alors que le griffon lançait des cris perçants pour intimider son adversaire, les plumes hérissées, Chimère sembla interroger la fillette. Ses iris dorés étincelaient, menaçants. Un seul faux pas et…

Aussi Léna n’essaya-t-elle pas de la convaincre. Elle lui communiqua sa peur, sa tristesse et son impuissance. Concentrée, elle perçut à peine l’œillade intriguée de Léviane.

— Que fait-elle ?

— Elle transmet ses instructions à Chimère.

La sorcière éclata de rire.

— Parce que vous lui avez donné un nom ? Et puis franchement, un chat contrôlé par une petite fille de huit ans ? Heureusement que notre peuple ne compte pas sur vous pour son salut !

Une pointe d’agacement perça dans la musique, agacement qui se communiqua à l’animal dont la queue oscillait dangereusement.

Si elle lui bondit dessus, il va la réduire en charpie ! pensa Léna, sans cesser de jouer.

Elle craignait pour la vie de son amie, mais plus que tout, elle souhaitait que toute cette histoire se termine.

Pendant quelques secondes, on crut que Chimère ne l’avait pas écoutée. Puis le griffon commença à agir de façon étrange…

Ses griffes fouaillaient l’air et son bec ne cessait de claquer dans le vide, comme s’il chassait des insectes invisibles. Soudain, il se jeta contre le mur, hurlant de douleur. Un éclat argenté brillait dans les yeux de son adversaire.

Mais oui ! Elle n’avait pas besoin de se battre ! La force brute ne valait rien contre l’esprit !

Le griffon enfonça son bec dans sa propre chair et entreprit d’en retirer des lambeaux sanguinolents. Léna sentit Léviane défaillir à côté d’elle. Elle-même aurait souhaité se trouver loin, très loin de là.

— Léna, ma chérie ? murmura-t-elle à son oreille. J’ai besoin d’un verre d’eau…

La fillette hocha la tête. Elle n’appréciait guère sa tante, qui le lui rendait bien, mais un élan de pitié la saisit. Aussi fourra-t-elle sa main dans la sienne pour s’éloigner discrètement. Absorbés par le spectacle, ses parents ne remarquèrent pas leur départ.

Des doigts se plaquèrent fermement sur sa bouche et on l’entraîna dans la chambre d’incubation.

Léviane la repoussa contre le mur, lui tordant le bras dans le dos. Un poignard à la lame effilée perforait sa peau.

— Si tu cries, je te tue, et tes parents ensuite, d’accord ?

Léna opina sans un mot. Des larmes roulaient sur ses joues.

— Gentille fille. Est-ce qu’il y a d’autres créatures comme cette… Chimère ?

Nouveau signe de tête. La sorcière la tira par le bras et la mena jusqu’aux premières cuves, l’arme toujours contre son ventre. Même sans son aide, Léviane n’aurait pu passer à côté.

Les bêtes s’agitaient dans leur sommeil, presque aussi grosses que leur congénère déjà éveillée.

— Bien que cela me coûte de l’admettre, ton père a effectué du bon travail, mais il n’a pas été jusqu’au bout. Je peux les améliorer, les coupler à mes griffons. Réveille-les et ordonne-leur de me suivre ! Convaincs-les que je suis la meilleure maîtresse pour eux.

— Ils n’aiment pas les…

— Obéis !

Léna porta donc ses doigts tremblants sur l’ocarina. Si elle pouvait communiquer avec Chimère, c’était parce qu’elles avaient passé du temps ensemble. Elles avaient appris à se connaître, à se respecter. À s’apprécier. Impossible de prévoir la réaction de ces nouveau-nés.

Un par un, ils ouvrirent leurs yeux dorés. Puis ils sortirent tout seuls de leur cuve, avant de les encercler. Elles ne pourraient pas fuir sans leur assentiment, désormais. Néanmoins, ils écoutaient, sans manifester d’agressivité.

— Bien, maintenant, tu sais quoi faire.

Léna cessa de jouer, sans lâcher les fauves du regard. Certains crachèrent, mais aucun ne bougea. Un énorme mâle doté d’une épaisse crinière dorée banda ses muscles.

— Ils n’aiment pas qu’on les trompe. Je ne peux pas jouer ce que tu…

— Rhaaa ! Fichue gamine inutile ! Je me demande bien pourquoi tes parents t’ont gardée, tiens !

Elle lui arracha l’instrument et le porta à ses lèvres.

Cependant, aussi belle que soit la musique, elle mentait. Restait à savoir si…

Le mâle rugit et bondit sur Léviane, les crocs enfoncés dans sa gorge, les crochets dans son flanc.

Léna hurla.

*

Quoique satisfaisant, le spectacle commençait à lasser Eliade. Chimère se contentait d’observer son adversaire avec attention, sans toutefois effectuer le moindre mouvement pour l’achever. À ce rythme le combat mettrait une éternité à se terminer. Or, il avait hâte que Léviane reconnaisse…

— Où sont-elles ? s’écria Edhel.

L’alchimiste n’eut pas le temps de se retourner, car Chimère venait de lancer une longue plainte stridente. Les tumeurs sur ses flancs se distendirent et se déchirèrent dans un bruit humide, libérant deux ailes de chauve-souris à la membrane aussi noire que la nuit. La bête les battit plusieurs fois pour en éprouver la solidité, puis elle s’élança dans les airs.

Et se propulsa sciemment contre la vitre.

Eliade et Edhel bondirent en arrière. Une fissure en forme de toile s’étendait désormais sur sa surface incassable.

— Qu’est-ce qu’elle fait ? s’alarma l’herboriste.

— Ne t’inquiète pas, la…

Chimère recula à l’autre bout de l’arène et ouvrit grand la gueule. Un torrent de flammes fusa sur le griffon.

— Je t’avais dit de ne pas y mêler du dragon ! brailla Edhel, hystérique. Cette chose…

Fou de douleur, terrifié, le griffon au plumage enflammé passa à travers la vitre.

Eliade se jeta au sol, la tête à l’abri dans ses bras. Une sensation de brûlure cuisante lui transperça le ventre.

Quand il la releva, il rencontra les yeux morts de sa femme. Un sourire cramoisi barrait son cou. Cette fois, il le savait, il ne s’agissait pas d’une illusion. La rage ne la sauverait pas. Edhel, sa chère Edhel, qui le suivait dans sa folie depuis si longtemps…

L’alchimiste se sentait vide, glacé jusqu’aux os malgré les flammes qui se répandaient dans le laboratoire. La fumée s’engouffrait déjà dans ses poumons.

Pourquoi s’était-il acharné après l’avertissement de Chimère ?

Pourquoi avait-il laissé son orgueil prendre le pas sur la raison ?

Pourquoi ?

Ce n’était pas Chimère qui avait tué Edhel. C’était lui, ses rêves de grandeur et d’arrogance !

Eliade tenta de se redresser, mais une pointe chauffée à blanc sembla vriller l’estomac. Du sang s’échappait à gros bouillons d’une entaille qui lui fendait le ventre.

Léviane surgit alors de la chambre d’incubation, des blessures au flanc et à la gorge qu’elle s’efforçait d’endiguer avec ses doigts.

— Aid… moi…

Chimère atterrit violemment sur le dos de la sorcière, dont le craquement sec confirma la fin des souffrances.

Non, une seconde… Chimère n’avait pas de crinière !

Une demi-douzaine de créatures sortit de la chambre, encore humides de leur bain nutritif.

Une vague de terreur emplit alors le vide de son âme.

Où était donc Léna ?

Chimère — la vraie — s’approcha de lui. Il ne parvenait pas à déchiffrer l’éclat dans ses iris. Leur teinte dorée lui confirma que toute cette horreur était bien réelle.

— Je sais que tu n’as aucune raison de m’apprécier, mais si…

Elle s’éloigna, indifférente au sort de son créateur.

— Sauve Léna, implora-t-il.

Ses yeux se révulsèrent et il perdit connaissance.

*

Ses pareils s’écartèrent avec un respect mêlé de méfiance, laissant Chimère retourner sur son lieu de naissance. Toutes les cuves avaient été détruites, et ses pattes trempaient dans le liquide turquoise, désormais aussi inerte que les créatures qu’il avait nourries. À l’exception de son espèce, toutes les expériences avaient été tuées dans leur sommeil, partiellement dévorées.

Les paupières de Léna s’ouvrirent à son approche, et un sourire douloureux étira ses lèvres.

Pour la première fois de sa vie, la tristesse étreignit le cœur de Chimère. Les deux grands ne s’avéraient guère intelligents, mais elle avait beaucoup appris avec l’enfant. Elle ne saurait jamais ce qu’elle aurait pu lui enseigner.

Néanmoins, Léna lui avait bien souvent parlé de l’extérieur. Maintenant que plus rien ne l’entravait, de merveilleuses découvertes l’attendaient. Cette fois, c’était le monde qui apprendrait à les connaître !

*

Léna se réveilla dans un champ de fleurs, coquelicots écarlates et boutons-d’or dont les pétales étincelaient comme des diamants. Les rayons du soleil lui réchauffaient le visage, et elle ferma les yeux de plaisir. Une odeur de tarte aux fruits rouges — son dessert préféré ! — s’échappait des fenêtres grandes ouvertes.

La porte s’ouvrit, dévoilant la silhouette de sa mère. Elle souriait d’une joie vive, et ses longs cheveux blonds dansaient au vent. Son tablier écru était tout tâché du carmin des fraises et des groseilles. Juste derrière elle, son père, dont le visage annonçait un grand éclat de rire. Il était serein, enfin, sans cette haine et cette colère qui le torturaient depuis tant d’années.

Une chanson flottait dans l’air, lointaine, douce et mélancolique à la fois.

Antique comme une berceuse.

*

Chimère ne s’arrêta de chanter que bien après le dernier battement de cœur, tandis que le sang de Léna se figeait lentement dans ses veines.

Elle se leva, non sans défier ses congénères du regard. Aucun n’osa s’approcher de la petite fille, pas même le gros mâle à la foisonnante crinière. Après tout, ce n’était pas pour rien qu’elle seule possédait des ailes. Reine par naissance, elle leur offrirait le territoire le plus grand qu’ils puissent rêver, et des proies à leur éclater la panse.

Elle entreprit alors de noyer le laboratoire sous une mer de flammes.

Ses compagnons roucoulèrent, se baignant joyeusement dans le feu, savourant cette douce chaleur dans leur pelage.

Elle les laissa à leurs jeux pour gagner l’extérieur — enfin ! —, sachant qu’ils la rejoindraient bientôt.

L’aube se levait, aussi rouge et brûlante que son cœur.

Chimère battit des ailes une fois, deux fois, appréciant leur souplesse et leur force. Puis elle s’envola tout droit vers le soleil.

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