Conception d’un univers : Des personnages handicapés en Fantasy ?

Je réagis peu, voire plus du tout, aux débats en tous genres qui fleurissent sur les réseaux, mais il se trouve que l’un des derniers en date est assez lié à ma « ligne éditoriale », et surtout, c’est quelque chose que je vois passer assez régulièrement. En l’occurrence, c’est parti de quelqu’un qui a fait un post (en anglais) commençant par : « Ça n’a littéralement aucun sens d’avoir des personnages handicapés dans un univers de Fantasy ».

Ce à quoi je répondrai : Ah bon ? Depuis quand ? (C’est tout pour aujourd’hui, à vous les studios !).

Edward Elric, un jeune homme avec une prothèse métallique à la place de son bras droit (on ne le voit pas, même il a aussi une prothèse à la place d'une de ses jambes).
Edward Elric, de Fullmetal Alchemist, avec sa prothèse de bras en métal.

Je ne vais pas reposter le post qui a fait démarrer le « débat », mais ça me semblait intéressant de répondre aux différents « arguments » du posteur, ne serait-ce parce que certain’es se sont peut-être déjà innocemment interrogé’es sur le sujet.

 « Pourquoi la personne handicapée ne jetterait pas un sort sur ses jambes cassées pour les réparer instantanément et la faire marcher à nouveau ? »

Alors, effectivement, peut-être que dans votre univers, il existe une magie de soin (ou des potions, whatever) pour permettre ce genre de choses. Le premier exemple qui me vient en tête, c’est dans Harry Potter et la Chambre des Secrets, où Harry se voit repousser tous les os de son bras grâce à une potion (mais il a toujours besoin de ses lunettes, la magie ne peut pas tout faire).

Sauf que là, on parle d’un cas précis, celle d’une personne qui aurait des jambes cassées. Les handicaps sont pluriels, il existe pleeeeeein de handicaps différents. Des os cassés, ce n’est pas la même chose qu’une paralysie, des douleurs chroniques, des problèmes neurologiques, des déficiences sensorielles etc. sans parler de tout ce qui est handicaps cognitifs, les neuroatypies, les dépressions etc. Ce n’est pas parce qu’on peut faire repousser des os qu’on peut soulager une personne souffrant de multiples traumas (les parents de Neville, toujours dans HP).  (Bon, j’aime pas utiliser l’exemple de HP because JKR, mais je pense qu’il parlera à pas mal de gens).

Un jeune homme dans un fauteuil roulant en bois.
Bran, dans Game of Thrones, sur un fauteuil roulant en bois.

« Si le mage a le bas du corps paralysé plutôt que physiquement brisé, alors pourquoi il n’enlève pas sa paralysie avec la magie ? »

Bon, visiblement, le posteur fait une fixette. Donc on rappelle : les handicaps, ce n’est pas seulement les handicaps moteurs, ce n’est pas uniquement les personnes qui ne peuvent pas marcher sans aide à la mobilité / les personnes en fauteuil roulant. D’ailleurs, toutes les personnes en fauteuil ne sont pas nécessairement paralysées, certaines en utilisent à cause de douleurs ou d’une forte fatigabilité par exemple, et pas forcément tout le temps (ça dépend de l’état du moment, du trajet à effectuer etc.).

Et là encore : les os cassés, c’est pas la même chose qu’une atteinte au niveau de la moelle épinière. C’est pas parce que la magie peut soigner des brûlures qu’elle peut tout résoudre. Mais c’est comme dans la vraie vie, en fait. Il y a des trucs qu’on sait soigner, qu’on sait éviter… et d’autres sur lesquels on ne peut rien faire avec nos connaissances actuelles.

Un poney du dessin animé my little poney avec un problème de mobilité aux jambes arrière, soutenues par un outillage avec des roues.
Stellar Eclipse, dans my Little Poney, qui a une sorte de fauteuil roulant adapté à ses jambes de poney.

«Pourquoi le mage ne se jette pas un sort qui lui permettrait de flotter ou voler, comme ça il n’a pas à s’inquiéter de ne pouvoir marcher ? »

Ben si votre système de magie le permet, pourquoi ne le pourrait-il pas ? C’est pas parce qu’il flotte qu’il n’est plus handicapé, de la même façon qu’une personne qui marche avec une aide à la mobilité n’est pas « guérie ».

« Pourquoi mettre un fauteuil roulant « normal » dans un univers de high-fantasy ? Le fauteuil ne devrait-il pas être fait une technologie naine ou être remplacée par un animal avec une selle ? »

Ben, là encore, pourquoi ne pourriez-vous pas le faire ? Votre univers : vos technologies et vos systèmes de magie, vos règles. Ce qui compte, c’est la cohérence interne. Si vous avez un personnage en fauteuil, à vous de réfléchir à une aide à la mobilité qui soit adaptée à votre univers et à votre personnage (toutes les personnes n’ont pas le mêmes besoins et contraintes). Un bon exemple, c’est par exemple les chaises de marche dans le manga l’Atelier des sorciers.

Un homme sur une chaise de marche : un dossier monté sur un "corps" de cerf.
Berdalute sur sa chaise de marche qui possède des pattes de cervidé, dans l’Atelier des Sorciers

« Une fois que vous avez de la magie dans un univers, ça ne fait pas sens d’avoir des handicaps. Le seul moyen pour que cela fonctionne, c’est si vous rendez la magie extrêmement rare et difficile à obtenir, ou la rendre si dangereuse et non fiable qu’elle est rarement utilisée.

En d’autres termes, vous auriez à drastiquement restreindre la « fantasy » dans votre univers de Fantasy, ce qui est un non-sens. Un univers de Fantasy avec peu de magie peut fonctionner, mais ça requiert une bonne écriture pour le rendre intéressant. »

Ok, on ne va pas se mentir, c’est à cause de CE paragraphe que j’ai décidé de faire cet article, parce qu’il n’y a rien qui va.

Déjà, pourquoi faire à ce point une fixette sur la magie qui doit obligatoirement tout soigner ? D’où ça vient ? Et je m’interroge d’autant plus que c’est une remarque que j’ai eue sur mes propres romans : d’après le bêta-lecteur, je n’avais pas le droit (littéralement) d’appeler mes sorciers des sorciers, parce qu’ils n’ont pas de réelle magie de soins (ils utilisent des herbes médicinales et utilisent un peu la magie, mais pour certaines utilisations précises). Mais je répète : votre univers, vos règles. Pas les règles de l’univers voisin. Jusqu’à preuve du contraire, la magie de soin n’existe pas dans la vraie vie, à vous d’établir les usages et les limites de son utilisation dans VOTRE univers. Ce n’est pas une incohérence si votre système de magie ne ressemble pas à celui du dernier livre à la mode, au contraire. En dehors de mes sorciers, j’ai certaines créatures qui bénéficient d’une capacité autocurative et curative assez importante, mais elle est non seulement limitée et… ce n’est pas forcément une bonne chose, au contraire, sans vouloir spoiler mon tome 3.

Ensuite : pourquoi vouloir absolument « réparer » les handicaps, en fait ? Ce n’est pas très intéressant de mettre un personnage handicapé si c’est pour le soigner magiquement pour le rendre valide et ne plus en parler. A ce moment-là, ce n’est plus du tout de la représentation, ça n’a plus d’intérêt ni pour les concerné’es qui auraient (enfin) pu se retrouver dans un personnage de Fantasy, ni pour les valides qui n’auraient rien à découvrir.

Par ailleurs, ce n’est pas restreindre la Fantasy que de limiter la magie de soin (en plus, quels enjeux pour les personnages s’ils savent qu’ils ne subiront aucune conséquence après un combat ou une erreur ? c’est quoi l’intérêt ?). La Fantasy est bien, bien plus vaste que ça, à vous de faire jouer votre imagination, car c’est bien là tout le principe, non ? Vous pouvez très bien avoir des métamorphes, des mages badass ou que sais-je, sans que ce ne soit incohérent avec une magie de soin qui ne soit pas toute puissante (et si elle est toute puissante, quelles sont les implications sur votre univers, en fait ? s’il n’y a pas besoin de s’adapter aux personnes handicapées car elles n’existent plus… qu’en est-il des personnes âgées ? Vieillir et mourir ne sont plus un problème non plus ? Doit y avoir une sacrée surpopulation ! Ça peut être un sujet, mais il faut pousser le truc et s’interroger sur les conséquences d’un tel système, dans ce cas).

Pour finir sur ce paragraphe, des exemples d’univers de Fantasy intéressants avec des personnages handicapés… on en a quelques-uns, en fait !

Le trône de fer / Game of thrones ; Les Archives de Roshar, La Passe-Miroir, La Belgariade/Mallorée, Avatar le dernier maître de l’air, L’Atelier des Sorciers, Fullmetal Alchemist, One Piece, Dragons / How to train your dragon, Star Wars, Les dieux déchus (Godkiller)…

Et sûrement d’autres que j’ai oubliés ou que je ne connais pas forcément. Il n’y pas forcément beaucoup de représentations handi, mais la preuve que ce n’est pas impossible d’en faire, y compris dans l’Imaginaire. Ca peut même donner des choses intéressantes et originales : imaginez que l’élu de votre prophétie soit handicapé, ça pose des problématiques spécifiques à la quête !

Toph, une jeune fille aveugle.
Toph, de l’anime Avatar le dernier maître de l’air, qui rappelle qu’elle est aveugle.

Si on veut mettre des personnages handicapés, comment on fait ?

On ne va pas se le cacher non plus, en univers Fantasy, avoir un personnage handicapé ça peut amener des contraintes d’écriture. Si Frodo avait été handi, il aurait sans doute galéré à crapahuter dans le Mordor. Mais ça n’aurait pas été impossible non plus, Bran a bien été crapahuter ! Et déjà, j’ai envie de dire, vous n’êtes pas obligés d’en mettre. Vous le sentez pas, vous le sentez pas. Et si vous voulez en mettre, demandez vous aussi pourquoi.

Il y a en fait plusieurs choses à vous demander. Quel est le handicap de votre personnage ? S’iel a besoin d’une aide à la mobilité, pour quelle raison : paralysie, faiblesse musculaire, fatigue, douleurs, malaises fréquents etc. ? Est-ce que c’est de naissance, ou est-ce que c’est arrivé plus tard ? Pourquoi ? Est-ce que c’est stable, évolutif, dégénératif ? Permanent, par crises/poussées ? Est-ce que ça existe dans notre monde ? Si c’est fictif, est-ce que ça ressemble à quelque chose d’existant ? Quels sont les impacts sur sa vie ? Quels sont ses besoins, ses capacités et ses limites ? S’iel doit aller crapahuter dans le Mordor, quels aménagements lui donner ? Est-ce que ces aménagements sont possible dans cet univers ? Comment votre univers gère-t-il les handicaps ? Et votre personnage est à l’aise avec son handicap ? Comment les gens considèrent-ils les handis ? Est-ce que les villes et les routes sont adaptées ? etc.

Pour mes romans, j’ai quelques personnages handi. Je ne me voyais pas trop me lancer dans quelque chose que je ne connaissais pas, donc je me suis inspirée de ce que je connaissais personnellement. Ce qui m’a enlevé une épine du pied… jusqu’à ce que je doive les envoyer crapahuter à travers le pays, donc il a bien fallu que je trouve des solutions pour que ce soit possible.  

Les handicaps sont variés, même au sein d’une même pathologie, les tableaux ne seront pas forcément les mêmes. Si vous n’avez pas de référence concrète (vous-même, par exemple), il va être intéressant de faire des recherches (déjà, ça peut aider de définir le handicap précis de votre perso pour définir un cadre, même si la pathologie n’est jamais nommée). Il existe pas mal de ressources destinées aux personnes handi ou à leur entourage, vous avez aussi des personnes handi qui tiennent des chaînes dédiées, ou qui en parlent sur les réseaux. Je vous conseillerais plutôt de vous intéresser directement aux personnes concernées, éventuellement avec des ressources conçues par et/ou pour elles, plutôt que des documents génériques qui ne cerneront pas forcément le vécu des personnes (de même, les proches ou les professionnels de santé peuvent être des sources intéressantes surtout pour construire les personnages des proches ou des soignants… mais par définition, iels ne vivent pas ce que vit la personne handi). Les personnes handi peuvent masquer pas mal, y compris de façon inconsciente, et donc le regard extérieur ne sera pas suffisant pour comprendre.

Dans tous les cas, il pourra aussi être intéressant de faire appel à un « sensitivity reader », des bêtas lecteurs spécialisés qui ont la même fonction que n’importe quel autre bêta lecteur. Ils ne cherchent pas à vous censurer ou à vous restreindre, ils sont là pour vous éviter des incohérences ou des contre-sens, à déceler des problèmes que vous n’auriez pas perçu. Ils sont là pour vous aider à améliorer votre texte. Attention à prendre un sensitivity reader adapté à votre problématique : une personne douloureuse chronique ne connaîtra pas le vécu d’une personne malvoyante, et vice-versa.

Pour aller plus loin : un super article bien plus complet que le mien sur la représentation des handicaps en fiction.

Vous écrivez de la Fantasy avec des personnages handi ? Vous avez des recommandations ? Vous souhaitez vous aussi commenter ce post ? L’espace commentaire est pour vous ! (par contre, je n’aurais pas de scrupules à supprimer les commentaires si besoin).

Détails sur les prothèses bras et jambe de Edward Elric
Edward Elric de Fullmetal toujours, parce que j’adore ce manga. Vue détaillée de sa jambe et de son bras métalliques.

13 réflexions sur “Conception d’un univers : Des personnages handicapés en Fantasy ?

  1. Bravo et merci ! Au cours de mes voyages en Inde, j’ai rencontré à plusieurs reprises des victimes de la polio, qui devaient faire avec des handicaps ambulatoires pas piqués des vers, et qui, pourtant, se débrouillaient pour mener leur vie et même bosser… c’est une leçon de vie que je n’ai pas oubliée. Du coup, dans mon dernier roman (« Les eaux de sous le monde », dans ‘Les Embrasés »), j’ai eu envie de rendre hommage à ces belles personnes avec une héroïne « noueuse » (victime de la polio). Solaire, curieuse, volontaire, bienveillante… et au final, c’est l’un des personnages que j’ai pris le plus de plaisir à écrire de toute ma carrière ! La Fantasy, à mon sens, c’est une littérature de l’héroïsme. Mais l’héroïsme des grands guerriers est beaucoup moins intéressant, beaucoup moins touchant, moins humain que celui d’un personnage comme Azal la noueuse… Et vous avez raison : il y a déjà des tas d’exemples très réussis en Fantasy ! Merci de nous les remémorer !

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    • Merci pour votre commentaire 😀

      Il y a une campagne de sensibilisation anglophone qui tourne depuis quelques jours, et que je trouve très intéressante, car elle rappelle que si on ne donne pas leur « chance » aux personnes handicapées (en les infantilisant, en partant du principe qu’elles ne peuvent pas faire quelque chose), fatalement, on risque d’obtenir une prophétie autoréalisatrice où la personne ne pourra pas, car on ne lui aura pas laisser l’opportunité d’apprendre, d’essayer et d’adapter. Il y a un peu de ça ici. Si on part du principe qu’une personne handi ne peut pas accomplir une quête/aller détruire l’anneau/chevaucher un dragon (tiens, j’ai oublié Harold !), on ne cherche pas de solutions qui leur permettrait de. Après, il ne faut pas non plus surestimer et occulter les difficultés inhérentes au handicap, ce qui peut être un « danger » dans l’écriture de tels personnages.

      Et d’accord avec vous sur l’héroïsme humain, c’est bien pour cette raison qu’on aime les Hobbits du Seigneur des Anneaux, qui pourtant ne semblent pas taillés pour sauver le monde.

      Pour finir, je note Les Embrasés ! 😀

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  2. Je dois dire que je n’ai même pas vu passer cette énième polémique, il faut dire qu’elles pullulent tellement en ce moment, ça devient n’importe quoi…En plus, c’est un sujet qui me concerne très directement, alors ça me blesse que l’on puisse encore penser ainsi de nos jours, bref, j’ai l’impression que notre société recule plutôt qu’autre chose ! En-dehors de ça, quelle magnifique réponse tu offres à tous ces détracteurs, on ne pouvait pas rêver mieux je pense, un grand merci et bravo, pour tes mots ❤️

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    • Je suis handi et je suis pas mal de personnes handis sur les réseaux (là, en l’occurrence, c’est sur Twix), du coup j’ai dû la voir passer 50 fois depuis hier T_T J’ai écrit l’article ce matin en speed sans aucune préparation et publié aussitôt, parce que j’étais un peu soulée aussi que ça puisse encore être un sujet XD

      Globalement, j’ai vu très très peu de commentaires aller dans le sens du posteur, ça fait plaisir 🙂

      Et merci à toi pour ton com ❤

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      • Pareil, en fauteuil roulant depuis une vingtaine d’années et malade depuis l’âge de 7 ans ! Mais plus rien ne m’étonne, malgré certains progrès, j’ai toujours la sensation que c’est deux pas en avant et trois en arrière…

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        • J’ai toujours eu la santé fragile et un certain nombre de symptômes et particularités, mais c’est devenu vraiment handicapant depuis l’âge de 13-14 ans (donc il y a une vingtaine d’années, dont la majeure partie en errance médicale). Pour le moment, je n’ai pas besoin de fauteuil (enfin… des fois j’en aimerais bien un, ça me permettrait de sortir un peu plus de chez moi, quoi, mais au quotidien, je fais largement sans).

          Mais oui, on voit toujours des trucs qui donnent envie de se facepalmer, j’ai encore vu passer des trucs tout à l’heure sur Twix (en gros, une agente qui a refusé un manuscrit de Romantasy, parce qu’un perso neuroa, c’est chiant et ça n’intéresse personne, les gens veulent des persos « normaux »). La fatigue -_- C’est un peu pour ça que j’ai eu envie d’intégrer des persos handis à mes romans, en fait.

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          • C’est carrément déprimant…Mais grand bravo à toi, c’est par ce genre de choix, que les choses avanceront ! Et si c’est l’aide des maisons d’édition, qui ne voient pas le potentiel, tant pis…

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